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Rolls-Royce of America
Depuis toujours des constructeurs développent des filiales à l’étranger pour produire leurs modèles sur leurs marchés de diffusion. Deux cas se distinguent alors : soit la filiale assemble sur place un modèle de la maison mère, soit elle a la capacité de développer et de produire un modèle spécifique. Dans le premier cas, la filiale conserve la nationalité du constructeur d’origine, mais dans le second, adopte-elle la nationalité du pays où elle produit son modèle ? Il est en effet difficile de considérer les Ford Fiesta, Focus, Mondeo, ou les Chevrolet Spark, Aveo ou Cruze vendues en Europe comme des voitures américaines ; elles ont davantage de gènes allemands ou coréens. A l’opposé, les Volkswagen, Mercedes, Honda, Nissan et Toyota produites en Amérique du nord restent des voitures allemandes et japonaises. Il est pourtant un cas dans l’histoire où un constructeur a implanté une usine aux Etats-Unis pour y fabriquer une voiture dont il a voulu maintenir l’identité originale, mais qui s’est suffisamment démarquée de son modèle pour être définie comme américaine. C’est cette histoire que je vous propose de vous retracer.
Rolls-Royce of America
(1921-1931)
A son apparition, l'automobile suscite l'intérêt d'amateurs américains fortunés qui font importer des véhicules d'Europe. Bien que des constructeurs locaux apparaissent, certains clients continuent de privilégier les fabrications européennes. Toutefois, les coûts de transport et les taxes locales rendent leurs tarifs prohibitifs. Fiat est le premier à vouloir s'affranchir de ces contraintes en implantant une usine aux Etats-Unis en 1910. Puis c'est au tour de Mercedes de se lancer dans la fabrication locale de certains de ses modèles en
Préambule
Les premières Rolls-Royce qui foulent le sol américain sont les quatre 20 HP que Charles S. Rolls[1] amène au salon de New York en octobre
Hélas, les ventes demeurèrent confidentielles ; 81 voitures seulement sont importées entre 1907 et 1912. Il est vrai que
L'implantation d'une agence et le projet de fabrication des moteurs d'avions
La guerre met un terme à cette dynamique en 1915 car l'usine de Derby doit se reconvertir entièrement à l'effort de guerre britannique, en particulier à la production de moteurs d'avion[7]. Quand les Etats-Unis entrent à leur tour en guerre en avril 1917, Johnson est contacté par le gouvernement américain qui souhaite faire fabriquer 1.0000 exemplaires du moteur Falcon aux Etats-Unis[8]. Johnson demande à l'avocat Kenneth Mackenzie de négocier le contrat et il envoie deux ingénieurs, Thomas Nadin et Maurice Olley[9], pour discuter des aspects techniques. Lui-même est obligé de séjourner longtemps outre Atlantique. Mais la fin de la guerre met un terme au projet.
Toutefois, au cours des négociations, Johnson finit par envisager de construire des voitures sur place, ce qui éviterait de payer les frais de transport et les taxes d'importation. L'économie américaine, qui n'a pas subi les quatre années de guerre qui ont ravagé le vieux continent, est florissante et le marché des voitures de luxe est en expansion. La réputation du constructeur anglais est à son zénith, grâce aux performances de ses moteurs d'avion et aux exploits accomplis par ses voitures blindées pendant la guerre et au premier vol transatlantique[10] réussi les 14 et 15 juin 1919 par John Alcock et Arthur W. Brown à bord de leur Vickers Vimy IV propulsé par deux moteurs Rolls-Royce Eagle de 360 ch. chacun.
Mackenzie évoque une fusion entre Rolls-Royce et Pierce-Arrow, seul constructeur américain comparable à Rolls-Royce, par ses voitures comme par ses méthodes de fabrication. Il se rapproche de son actionnaire principal, le groupe financier Alfred & Fuller, qui dispose par ailleurs d'une majorité de contrôle de la société Gilette. Les deux constructeurs étudient très sérieusement le projet, mais conviennent chacun de leur côté de ne pas le valider. Alfred & Fuller propose alors à Rolls-Royce d'implanter une usine aux Etats-Unis, et d'y fabriquer ses voitures avec des composants américains. La société Rolls-Royce of America Inc. est formée le 18 octobre 1919. Le conseil d'administration de Rolls-Royce en Angleterre conserve le contrôle de la société et en détient les actions ordinaires, tandis que des actions préférentielles sont offertes au public ; le capital s'élève à 15 millions de dollars.
Le canadien L.J. Belnap est nommé président de la société, et les anglais Thomas Naudin et Maurice Olley en deviennent respectivement administrateur général et ingénieur en chef. Il leur reste à trouver un site de production et à recruter un millier d'employés !
Fondation de l'usine de Springfield.
Le 12 décembre
Toutefois, Henry Royce tient à ce que tout l'encadrement soit anglais et cinquante trois employés de Derby acceptent de partir avec leur famille à Springfield. Il tient également à ce que tout l'outillage soit constitué par des machines-outils fabriquées par la firme. L'arrivée des anglais et de leurs machines se déroule ainsi tout au long de l'année 1920. Et la cohabitation avec les ouvriers recrutés localement se passe remarquablement bien. Très vite, un esprit maison se crée, avec comme principal leitmotiv : "Il faut battre Derby !" Des pancartes le proclament à travers toute l'usine et comme le rappelle le responsable du service après-vente, Arthur W. Soutter, auteur d'un livre sur le sujet[12], tout le monde prend ça très au sérieux ; "comme si c'est une question de vie ou de mort". Par certains côtés, les installations de Springfield sont supérieures à celles de la maison mère ; tout y est neuf et moderne, la disposition des ateliers et celle du hall de montage répondent aux principes les plus récents de l'organisation du travail et toutes les phases de la production sont planifiées à l'américaine, avec pour objectif premier l'efficacité.
La société réorganise son réseau de distribution en 1921 en retirant son agrément à Brewster et en accordant le monopole de la distribution de Rolls-Royce à New York à Robert W. Schuette. En 1923, le siège social de la société est installé à Manhattan et sept magasins sont ouverts, principalement dans le Nord-Est des Etats-Unis ; à Boston, Hartford (Connecticut), Troy (dans la banlieue d'Albany, la capitale de l'état de New York) et Cleveland (Ohio), ainsi qu'à Chicago et à San Francisco. Le magasin de New York est dirigé par John S. Inskip (1885-1961), ancien responsable des ventes de Locomobile. Des agents indépendants ouvrent par ailleurs des magasins dans seize autres villes d'Amérique du Nord.
La fabrication locale et les spécificités du modèle américain.
Comme celle de Derby, l'usine de Springfield construit des châssis nus, le choix de la carrosserie et du carrossier chargé de la fabriquer étant laissé au client. Mécaniquement,
Les coûts de fabrication se montrent malheureusement aussi élevés qu'en Angleterre. Malgré l'absence de droit de douane,
La production débute le 18 février 1921 et le premier châssis est livré le 28 avril suivant à Wallace Porter, le président de
La première modification est effectuée à partir du 26° châssis ; elle concerne le circuit électrique. En effet, le circuit d'origine en 12 volts n'est pas compatible avec les équipements américains en 6 volts, et les fournisseurs britanniques, Watford (pour les magnétos) et Lucas (pour les dynamos et le reste du circuit) n'ont pas de représentants outre-Atlantique. Les clients rencontrent donc des difficultés pour assurer l'entretien de leurs voitures. Les responsables de Springfield se rendent vite compte de cet inconvénient ; il leur faut entièrement repenser le circuit et trouver des fournisseurs locaux capables de répondre aux critères exigeants de l'usine. Le choix se porte alors sur Bosch[14] pour les magnétos et le circuit, sur Bijur pour les démarreurs et sur Westinghouse pour les dynamos. Mais tout changement doit être validé par Henry Royce lui-même, qui réside sur
Sur place, Hives visite les usines Bijur et Bosch et s'aperçoit de l'intérêt avec lequel les firmes envisagent leur travail avec Rolls-Royce : elles acceptent de soumettre leurs produits à des essais comparatifs intensifs et Bosch propose même de fabriquer ses magnétos sous le contrôle et selon les spécifications de Springfield. Au niveau économique, le choix de se fournir localement est évident : un démarreur Bijur coûte 40$ alors que le modèle importé par Lucas revient à 216$, taxes comprises, et une magnéto Bosch coûte 35$ contre 92$ pour le modèle importé par Watford. En conséquence, Hives se déclare en faveur du modèle Bosch et le 26° châssis en est équipé. Ce n'est toutefois qu'après le 90° châssis, que la dynamo Bijur est montée, rejointe plus tard par un démarreur de la même marque. Et ce n'est que vers la fin de la production des châssis Silver Ghost à direction à droite que le système électrique passe de 12 à 6 volts avec des composants Westinghouse. Simultanément, la magnéto, appareil typiquement européen, disparaît pour être remplacée par un allumage à bobine et distributeur, déjà très répandu aux Etats-Unis où son bas prix de revient l'a fait rapidement adopter par tous les constructeurs automobiles.
Hives valide également lors de sa visite la suppression du réservoir d'huile car le nombre de stations service existant aux Etats-Unis rend cet équipement inutile. En revanche, le réservoir d'essence de la version américaine est porté à
Le programme de fabrication de carrosseries sur mesure (Rolls-Royce Custom Coach Work).
Oxford Phaeton
Malheureusement, les ventes sont loin de s'emballer. A la fin de l'année 1921, 132 châssis seulement ont quitté l'usine alors que l'objectif de production annuelle a été fixé à 350 ! Une des raisons de ce manque de succès tient au fait que Rolls-Royce ne propose à ses clients que des châssis nus et leur laisse le soin de s'occuper de faire carrosser ce châssis à leur goût. Si cette façon de faire est celle des clients de la marque en Europe, elle ne correspond absolument pas aux pratiques américaines où les clients achètent une voiture qu'ils choisissent sur catalogue ou qu'ils découvrent dans un magasin d'exposition ; ils ne souhaitent pas traiter avec deux négociants pour un seul article !
Rolls-Royce of America décide donc de proposer des voitures complètes pour 1922, et le styliste Oliver Olivier est chargé de dessiner une gamme de carrosseries dans le plus pur style américain en leur donnant des noms britanniques. Olivier dessine 32 modèles (certains ne différant que par des détails infimes) : 10 limousines, 9 Town Car (coupés-chauffeur), 5 sedans, 3 Tourer (que les américains désignent sous l'appellation de Phaeton), 3 cabriolets, 1 coupé et 1 roadster. Huit carrosseries sont désignées par leur nom générique ; Suburban, Limousine, Limousine Brougham, Town Brougham, Sedan, Coupé, Touring, Cabriolet. Vingt sont désignées par un nom anglais : 12 prennent le nom d'une ville (Arundel, Berwick, Canterbury, Chatsworth, Nottingham, Oxford, St Alban, St Stephen, Sudbury, Tilbury, Warwick, Windsor[16]), 7 celui d'un lieu londonien (Buckingham, Mayfair, Paddington, Pall Mall, Piccadilly, Pickwick, Stratford). Deux modèles sont désignés par des noms qui évoquent
La firme ne disposant ni de l'outillage ni du personnel pour fabriquer ses carrosseries, elle sous-traite ce travail à divers carrossiers dans le cadre d'un programme de fabrication de carrosseries sur mesure : le "Rolls-Royce Custom Coachwork" (RRCCW). Des contrats sont passés pour fournir l'usine en carrosseries "à blanc", c'est-à-dire en carrosseries non peintes, sans finition ni accastillage. Les carrosseries sont fabriquées en lots de 5 à 25 unités avant d'être acheminées vers l'usine où elles sont finies, peintes et montées sur les châssis. Les voitures assemblées subissent alors un essai routier de 150 à
Rolls-Royce fait d'abord appel à des carrossiers de Springfield et d'Amesbury[18], mais sans que les registres de l'usine ne les désignent précisément. Le premier carrossier agréé est
Des contrats plus importants sont ensuite conclus avec quatre carrossiers de renom. La commande la plus importante est passée avec Merrimac qui fournit plus de 420 carrosseries “à blanc”, principalement ouvertes - torpédos, décapotables et roadsters. La carrosserie la plus populaire de Merrimac pour Rolls-Royce est la torpédo à cinq places Pall Mall, avec 200 exemplaires, loin devant la torpédo "Oxford" produite à 77 exemplaires et le coupé-chauffeur "Mayfair" ou le roadster "Piccadilly" (70 exemplaires chacun).
Pall Mall, by Merrimac
Piccadilly Roadster, by Merrimac, 1924
La société Willoughby & Co. d'Utica (New York)[21] obtient la seconde plus grosse commande du constructeur avec 372 carrosseries ; quelques unes d'entre elles arborent d’ailleurs la plaque du carrossier au lieu de celle de Rolls-Royce Custom Coach Work.
Coupe, by Willoughby
La société Holbrook Co, de Hudson (New York)[22] obtient un contrat pour 135 carrosseries, principalement fermées : coupés-chauffeur, limousines, sedans et landaulets. Comme Willoughby, Holbrook appose sa propre plaque sur quelques unes d'entre elles.
Suburban Limousine, by Holbrook, 1924
La société Locke Co., de New York (New York)[23] participe également au programme en fournissant 28 carrosseries ; la plupart d'entre elles arborent la signature de Locke. Enfin, un dernier contrat est passé en 1925 avec la société Biddle & Smart Co., d'Amesbury (Massachusetts)[24], pour 55 carrosseries.
Parallèlement à ce programme, d'autres carrossiers continuent à oeuvrer à la demande des clients qui le souhaitent. Parmi ceux là, il convient de retenir celui que tous s'accordent à reconnaître comme le meilleur d'entre eux ; Brewster. Distributeur de Rolls-Royce depuis 1907, Brewster participe à sa façon au programme RRCW : il construit les carrosseries selon les dessins de l'usine mais il assure lui-même la finition et la livraison au client. Brewster ne propose que onze modèles du programme RRCW : 2 limousines (Pickwick et Warwick), 5 Town Car (Mayfair, Chatsworth, Riviera, St Alban et St Stephen,), 1 sedan (Nottingham), 1 roadster (Piccadilly) et 2 Convertible Coupé (Stratford et Playboy).
Piccadilly Roadster, by Brewster
Derham, Fleetwood, LeBaron, G. McNear et F.R. Wood sont les autres carrossiers qui sont choisis par une vingtaine de clients pour réaliser des carrosseries sur le châssis des Silver Ghost de Springfield.
Coupe, by McNear, 1924
Grâce à cette nouvelle stratégie commerciale, les ventes progressent à 230 en 1922 et elles dépassent enfin l'objectif fixé en atteignant 365 en 1923.
Ultime évolution de
Moins anecdotique qu'elle y paraît, une autre raison des difficultés de
Playboy Roadster by Brewster, 1926
L'achat de la carrosserie Brewster.
Le 16 avril 1925, débauché par
En septembre 1925, la firme Brewster est mise en vente. Fondée en 1810, Brewster est le carrossier le plus renommé des Etats-Unis. Brillamment passé à la carrosserie automobile au début du XX° siècle, la firme assure avec succès l'importation de différents constructeurs européens, dont Rolls-Royce, et William Brewster décide de se lancer dans la construction de sa propre automobile en 1916. Malheureusement,
Rolls-Royce of America voit là une occasion de disposer de nouvelles capacités de production et de s'associer au meilleur spécialiste de la carrosserie américaine de luxe. La firme s'en porte acquéreur en janvier 1926 en s'engageant à rembourser toutes ses dettes à un taux de 5%. Simultanément, elle verse 202.500$[29] à la famille Brewster et reprend son emprunt de 400.000$ à 7%. En échange, William Brewster obtient un siège au conseil d'administration de Springfield en qualité de vice-président ; il prend sa retraite en 1927 mais reste membre du conseil jusqu'en 1930. Cette acquisition permet de réorganiser la distribution de Rolls-Royce à New York. En effet, la firme disposant de son superbe magasin au coin de la 8° Avenue et de la 58° Rue, le magasin de Brewster sur la 5° Avenue est fermé ; son directeur, Charles H. Willmore[30], se voit alors confier la direction de l'usine de Brewster à Long Island City (New York). La firme en profite pour racheter la société de Robert W. Schuette, son autre distributeur new-yorkais et pour fermer son magasin de la 5° Rue. Dès lors, toute la production des carrosseries pour les Rolls-Royce de Springfield est transférée dans les installations de Brewster à Long Island, et une grande partie du personnel de l'usine de Waltham Avenue suit ce transfert. La société met ainsi un terme aux contrats passés avec les autres carrossiers et deux contrats sont arrêtés avant terme : Merrimac ne livre pas 60 carrosseries sur les 420 qui étaient prévus, et Biddle & Smart ne livre que 49 carrosseries sur les 55 prévues. L'usine de Waltham Avenue est ensuite transformée en atelier d'entretien et en magasin de dépôt.
Malheureusement, il apparaît rapidement que la capacité de production de Brewster a été largement surestimée. Une faible partie seulement de sa vaste usine est réellement utilisable pour fabriquer les carrosseries des Silver Ghost. Pire, l'implantation des outillages est telle que les ouvriers doivent travailler à l'étroit alors que de vastes espaces restent inutilisés. Pour remédier à cette situation, on songe à créer une filiale pour l'entretien et la réparation des moteurs d'avion, et à louer les locaux dont Rolls-Royce ne peut pas faire usage.
Passation de flambeau.
La production de
Présentée en 1925 en Angleterre, la nouvelle Phantom[31] constitue une véritable surprise pour le public comme pour le personnel des usines de Rolls-Royce ! Entièrement supervisé par Henry Royce, son développement est un secret bien gardé ; les prototypes effectuent leurs essais uniquement en France où ils réussissent à n'éveiller aucun soupçon. Comme beaucoup de cadres de l'usine de Derby, les ingénieurs chargés de son développement font régulièrement des allées et venues entre l'Angleterre et la résidence de Henry Royce sur
Mécaniquement,
York Roadster by Brewster, 1929
Le catalogue des carrosseries proposées pour
Ascot Phaeton by Brewster, 1929
La nouvelle voiture est bien accueillie et la production de 1927 atteint 340 exemplaires, un niveau très proche de l'objectif toujours maintenu à 350 unités. Mais le volume tombe à 275 unités en 1928 puis à 251 en 1929, année où John S. Inskip, le directeur du bureau des ventes de Rolls-Royce à New York, est nommé vice-président de la société, responsable des ventes puis responsable des activités de carrosseries. L'atelier d'entretien du magasin Rolls-Royce de Manhattan est fermé et l'usine de Long Island devient le seul atelier de maintenance de Rolls-Royce pour New York.
Arrêt des opérations américaines.
A ce moment, l'usine de Springfield a produit 866 Phantom, soit une moyenne annuelle de 289 unités. Or l'usine de Derby a produit 2.212 exemplaires depuis 1925, soit une moyenne de 442 unités par an. Springfield a donc réussi à conserver son niveau de production, mais l'écart entre les deux usines s'est fortement creusé du fait d'une plus grande production en Europe et Springfield produit désormais 35% de voitures de moins que Derby ; l'investissement consenti pour ré-outiller l'usine de Springfield n'arrive pas à être amorti par une production aussi limitée. Il convient alors de comprendre pourquoi Springfield n'a pas réussi à accroître sa production comme a pu le faire Derby.
Au milieu de années 1920, le marché américain voit apparaître une classe moyenne désireuse d'automobiles pour laquelle les constructeurs généralistes américains proposent des voitures de meilleure qualité, au confort amélioré, équipées de solides moteurs à 6 cylindres et d'un vaste choix de carrosseries. Les constructeurs de luxe présentent quant à eux des moteurs à 8 cylindres, en ligne (Duesenberg, Packard) ou en V (Cadillac, Lincoln). Avec cet accroissement de l'offre, la part de marché de Rolls-Royce of America s'effondre littéralement. Quand l'usine de Derby présente
La décision tombe, inéluctable : l'usine de Springfield ne sera pas ré-outillée pour produire
La fin de l'aventure.
En 1934, la société est réorganisée et Brewster reprend son autonomie. John S. Inskip la transforme en Springfield Manufacturing Corporation et obtient le contrat de fabrication de la nouvelle voiture Brewster dessinée par Carl Beck sur la base du châssis Ford allongé de
Bien qu'Inskip annonce une production de 300 voitures entre 1934 et 1936, les registres de Ford n'indiquent la livraison que de 135 châssis V8 à Springfield[36] ! La première voiture, présentée au salon de New York de 1934, est achetée par Edsel Ford en personne. Fidèle à sa tradition du sur mesure, Brewster propose le modèle sous trois formes. La grande majorité est établie sur le châssis Ford allongé, avec une calandre distinctive en forme de cœur et des ailes avant évasées ; la plupart sont des coupés-chauffeurs, mais un certain nombre sont carrossées en limousine, 12 en sedan découvrable et 8 en cabriolet. Le reste de la production se réparti en deux groupes. Une douzaine de voitures, surnommées 'Budget Brewster', sont établies sur des châssis Ford de série, la voiture conservant la calandre et les ailes des Ford. Les autres sont montées sur d'autres châssis que des Ford, comme
Malheureusement, la production n'est pas suffisante pour maintenir une activité rentable. En juillet 1935, la société est déclarée en faillite et elle est liquidée en juin 1936. Ses avoirs sont rachetés par Dallas E. Winslow, qui s'était déjà portée acquéreur des avoirs de Pierce-Arrow et de Franklin. Winslow rebaptise la société Brewster & Company Inc. et il fusionne les activités d'entretien des Pierce-Arrow et des Rolls-Royce dans les locaux de Brewster à New York. Le 18 août 1937, il revend tout aux enchères, et John Inskip fait la meilleure offre pour le stock des pièces détachées de Rolls-Royce ainsi que pour quelques châssis Rolls-Royce et quelques carrosseries Brewster. Sa nouvelle société,
Epilogue.
L'idée de construire des voitures aux Etats-Unis pour ne pas payer de droits de douane était une bonne idée dans les années 1910 et la production américaine de Rolls-Royce a fini par être rentable au milieu des années 1920. Malheureusement, à ce moment, le postulat n’est plus d’actualité ; ceux qui peuvent s’offrir une telle voiture ne lésinent pas sur son tarif, et ceux qui n’en ont pas les moyens peuvent désormais s’offrir une 6 Cylindres chez Chevrolet ou chez Chrysler, ou une 8 Cylindres chez Cadillac, Packard ou Lincoln. L’aventure américaine de Rolls-Royce en tant que constructeur n’a plus de raison d’être, et son principal initiateur, Claude Johnson, disparu prématurément en 1926, n’est plus là pour la défendre.
En dix courtes années d’activité, l’usine de Springfield a cependant réussi à faire des deux modèles qu’elle a produits des voitures américaines à part entière. Il convient en effet de considérer les modifications techniques qui ont été apportées au châssis, notamment à partir de 1925 quand l’implantation de la conduite à gauche en change profondément la structure. Mais surtout, il convient de considérer le choix l’usine de constituer une gamme complète de modèles originaux et de s’associer aux carrossiers Brewster, Locke, Merrimac et Willoughby. Les exigences demandées par Rolls-Royce vont d’ailleurs influencer durablement les dessinateurs, les ouvriers et les responsables de ces maisons qui essaiment leur savoir faire au profit des grandes marques au cours de l’âge d’or de la carrosserie américaine des années 1930.
[1] Charles Stuart Rolls (1877-1910), fondateur de la société avec Frederick Henry Royce (1863-1933) en 1906.
[2] Deuxième épreuve du non, courue sur l'Île de Man le 27 septembre 1906, et remportée par C.S. Rolls sur
[3] Le ‘Five Miles Silver Trophy’ (trophée d'argent des huit kilomètres), une course pour voitures de 25 HP.
[4] Passion qui lui coûtera la vie au cours d'un vol effectué à Bournemouth le 12 juillet 1910.
[5] Fondée à Manchester en 1906, Rolls-Royce s'installe à Derby en 1908, avec son siège social à Londres. La production des voitures est transférée à Crewe en
[6] Claude Goodman Johnson (1864-1926), secrétaire du Royal Automobile Club de 1900 à 1903, constructeur malheureux de voitures électriques, puis directeur général de Rolls-Royce de 1906 à sa mort le 11 avril 1926 dès suites d'une pneumonie contractée en attendant à l'entrée de l'église lors du mariage de sa nièce.
[7] Après avoir construit 50 moteurs V8 sous licence Renault en 1914, Rolls-Royce développe son premier moteur d'avion en
[8] D'autres constructeurs européens sont également contactés, comme Bugatti, dont le moteur à 8 cylindres en ligne servira de modèle aux frères Duesenberg qui sont chargés de sa fabrication aux Etats-Unis.
[9] Maurice Olley (1889-1983) est recruté en 1912 et il devient un collaborateur personnel de Henry Royce.
[10] Le vol est réalisé entre Terre Neuve et l'Irlande (
[11] Pendant l'existence de l'usine, aucun ouvrier ne se syndiqua, et il n'y eu aucun conflit à propos des salaires.
[12] "The American Rolls-Royce : a comprehensive history of Rolls-Royce of America, Inc.", éditions Mowbray Co., 1976 (239 pages).
[13] Société créée en 1919 comme filiale du carrossier Judkins, pour répondre à une commande de carrosseries découvertes pour Mercer.
[14] Déjà implantée aux Etats-Unis, Bosch est la seule société à s'engager par contrat à assurer la fourniture et l'entretien de ses équipements.
[15] H. Royce s'est fait construire une villa au Canadel (commune de Rayol-Canadel-sur-mer, 83820) en 1910.
[16] Appellation reprise par Chrysler de 1939 à 1961 (et jusqu'en 1966 au Canada) pour désigner sa série supérieure.
[17] Appellation reprise par GM pour le coupé hardtop de Buick en 1949.
[18] Ville située au nord de Boston, à
[19] Société créée par les frères George et Harry Holcombe en 1886 et où le carrossier Hermann A. Brunn fait ses débuts comme dessinateur. Elle perd son principal client, Locomobile, en 1922, et malgré les commandes de Rolls-Royce of America, elle ferme ses portes en 1924.
[20] Société fondée par les frères Hinsdale et Arthur Smith en 1918, et qui fait appel au styliste Ray Dietrich (de chez LeBaron) pendant un mois pour finaliser les dessins des carrosseries à livrer à Rolls-Royce of America.
[21] Un des plus grands carrossiers des Etats-Unis, fondé en 1899 par Edward R. Willoughby (1850-1913) par la reprise de l'Utica Carriage Co. alors en faillite.
[22] Société fondée par Harry F. Holbrook et John Graham en 1908 à New Brunswick (New Jersey) et qui s'installe à Hudson en 1921. Spécialisé dans les carrosseries fermées, Holbrook obtient des contrats similaires avec Lincoln et Packard.
[23] Société fondée en 1903 par Justus Vinton Locke et installée au 453 de la 56° rue est, au coin de la 1° avenue. Elle est le distributeur de la firme française Hotchkiss à New York.
[24] Société fondée par Eugene Biddle
[25] Tous les numéros de châssis de Rolls-Royce of America débutent par la lettre S, pour Springfield.
[26] Issue de la société fondée en 1840 par Henry Rossiter Worthington (1816-1880), cette corporation est crée en 1916 par la fusion de sept constructeurs de pompes et de compresseurs américains. En 1967, elle fusionne avec Studebaker. Elle est rachetée en 1979 par la société McGrraw-Edison et en devient
[27] Il retourne au Canada dans les années 1930 pour prendre la présidence de
[28] L'équivalent de 70 millions d'euros actuels.
[29] L'équivalent de 10 millions d'euros actuels.
[30] Charles Willmore (1883-1975) est rentré chez Brewster en 1898 comme garçon de bureau.
[31] Elle sera désignée ultérieurement sous le nom de Phantom I.
[32] Ce qui constitue vraisemblablement le premier rappel officiel de la marque !
[33] Appellation reprise une première fois par Chrysler en 1956 pour désigner une finition haut de gamme de
[34] Appellation reprise par Chrysler en 1940 pour désigner une voiture de salon à carrosserie de phaéton, puis en 1949 et 1950 pour désigner les versions coupé hardtop de ses séries et enfin de 1961 à 1981 pour désigner la version de base de
[35] Une dimension qui lui permet d'être montée sur d'autres châssis comme ceux des Lincoln, Buick et Cadillac.
[36] Selon
[37] Après la guerre, John Inskip développe sa société à travers les Etats-Unis. A sa mort en 1961, son gendre reprend l'affaire et il cesse d'importer des Rolls-Royce en 1967 au profit d'autres marques européennes (dont Bentley) puis, dans les années 1990, japonaises. Rachetée par Roger Penske, et réduite à sa seule succursale du Rhode Island, la firme existe encore aujourd'hui sous la dénomination de Inskip's Warwick AutoMall.