Stutz (1969-1995)
James D. O’Donnell est l’archétype de l’homme d’affaires qui s’est fait tout seul. Il naît le 26 mars 1914 à Allentown (Pennsylvanie) et suit des études de commerce. Il travaille pour un fabricant de chaussures puis chez AM&F et pour 3M. Après la guerre, il entre à la Pres-To-Line Corporation qu’il rachète quelques années plus tard, et en 1958, il fonde l’O’Donnell-Organization, un conglomérat qui comprend une banque privée, une société de courtage en bourse et une banque d’affaires.
En 1965, il est sollicité pour un prêt compris entre 2,5 et 5 millions de dollars à Fred ‘Fritz’ Duesenberg et Fred J. McManis Jr, qui cherchent à relancer la marque Duesenberg (Fritz est le fils d’August et le neveu de Fred, les fondateurs de la marque disparue en 1937). Leur projet est de construire une version moderne de la mythique Duesenberg sur la base d’une mécanique moderne d’Imperial habillée d’une carrosserie faite à la main en Italie[i] sur un dessin de Virgil Exner. James O’Donnell demande alors à son équipe de 30 personnes de conduire une étude de marché et de s’assurer de la viabilité du projet. Malheureusement, en dehors du flamboyant prototype construit par Ghia et présenté le 29 mars 1966, la nouvelle société Duesenberg ne dispose de rien : ni contrat de fournitures avec Chrysler, ni usine en Italie, ni projet clairement établi. James O’Donnell refuse de leur accorder le prêt demandé.
L’étude de marché qu’il a demandé lui ouvre toutefois des perspectives intéressantes. Il existe en effet un marché pour des voitures de très haut de gamme de plus de 20.000$[ii]. Mais à ce tarif, les amateurs ne peuvent choisir qu’entre des voitures européennes qui ne disposent pas d’un réseau d’après vente suffisant aux Etats Unis, et des modèles uniques construits sur demande. L’idée de la Duesenberg est donc bonne : concilier une base mécanique qui lui ouvre le réseau d’un grand constructeur américain, à l’exclusivité d’une carrosserie fabriquée par les meilleurs carrossiers du monde ! Mais les amateurs de ce type de voitures souhaitent une voiture à l’allure sportive, et un coupé personnel est préféré à une berline statutaire. James O’Donnell rappelle donc Exner pour lui faire part de ses conclusions.
La rencontre a lieu en août 1968 dans le studio de travail de Virgil Exner à Birmingham (Michigan). A travers ses nombreux dessins et maquettes, Exner a déjà tracé les grandes lignes de la voiture que souhaite O’Donnell ; il suffit de reprendre habillement différents détails de l’un ou de l’autre pour parvenir à une vision d’ensemble cohérente.
Un dessin original associé à une mécanique connue.
En effet, Exner travaille sur un tel projet depuis cinq ans ; en fait depuis que le magazine Esquire lui a demandé, pour son numéro de décembre 1963, d’imaginer ce qu’aurait pu être la version moderne d’une grande classique d’avant-guerre si son constructeur existait toujours. Exner avait choisi deux marques de grand luxe, Duesenberg et Packard, et deux marques de grand tourisme, Mercer et Stutz. Et quand le fabricant de maquettes Renwall lui propose de reproduire ses modèles au 1/25°, Exner y ajoute trois autres modèles : Pierce-Arrow, Jordan et Bugatti. Mieux encore, deux modèles sont réellement construits en 1965 : la Mercer sur un châssis de Shelby Cobra, et la Bugatti sur le dernier châssis du Type 101 construit par la marque française. Et en 1966, c’est la fameuse Duesenberg qui est construite, mais avec la carrosserie d’une sedan alors que le dessin de 1963 était celui d’un phaéton. Il est intéressant de noter que ces trois voitures sont fabriquées en Italie, la Mercer par Sibona-Basano, les deux autres par Ghia. Mais le plus marquant est l’unité de style qui préside au dessin de ces huit modèles. Exner y développe sa vision de la voiture néo-classique qu’il affectionne depuis que Chrysler lui a demandé de relancer la division Imperial en 1955 et pour laquelle il a adapté des détails de style des années 1930 comme les pare-chocs à double lames, les phares et les feux détachés de la carrosserie, les toits en forme de landau, les roues de secours apparentes, …
Pour ses nouvelles classique, Exner choisit de dessiner une face avant qui se caractérise par une calandre verticale proéminente, des phares en retrait et des ailes saillantes. Il y associe une partie arrière inclinée dont la pente débute au dessus de la roue arrière. Cinq de ses carrosseries ont deux portes (la Packard, la Mercer, la Stutz, la Jordan et la Bugatti), et trois seulement quatre (les deux Duesenberg et la Pierce-Arrow). Cinq carrosseries sont fermées (Packard, Stutz, Pierce-Arrow, Jordan, Duesenberg ‘66) et trois sont ouvertes (Duesenberg ‘63, Mercer, Bugatti). Trois d’entre elles ont des échappements latéraux (la Duesenberg ‘63, la Mercer et la Bugatti), et deux ont des roues de secours apparentes (dans les ailes avant pour la Pierce-Arrow, sur le coffre pour la Stutz).
James O’Donnell demande donc à Exner de dessiner un coupé personnel (carrosserie fermée à deux portes) mariant la face avant à calandre proéminente de la Mercer, les ailes saillantes de la Jordan, le pare-brise en étrave et en deux parties de la Bugatti, le toit et la lunette verticale de la Packard, l’arrière en pente de la Mercer ou de la Bugatti, les échappements latéraux de la Bugatti et la roue de secours sur le coffre de la Stutz ! Exner y ajoute une ligne chromée qui dessine la double courbe des ailes sur les côtés.
Exner contribue ainsi à sa façon au mouvement néo-rétro qui touche alors les studios de style américains. Ainsi, l’Oldsmobile Toronado de 1966 peut être vue comme la vision moderne de la Cord 810 de 1935, la Continental Mk III de 1969 comme celle de son illustre prédécesseur Lincoln Continental de 1939, et la Buick Riviera de 1971 comme celle de l’Auburn Speedster de 1934.
Côté mécanique, le choix se porte sur un coupé personnel de grande série pour faciliter les opérations d’après vente à travers un réseau national. Chrysler n’ayant pas répondu favorablement au projet de la nouvelle Duesenberg et Ford ne disposant pas de modèle adéquat, le choix se porte sur un des nouveaux coupés personnels de la GM qui se caractérisent par leur immense capot[iii]. Mais de façon à ne pas être trop cher au départ (ce qui exclut la Cadillac Eldorado) ni à être trop plébéien (ce qui exclut la Chevrolet Monte Carlo), le choix se porte sur la Pontiac Grand Prix.
James O’Donnell obtient un rendez-vous avec John Z. DeLorean, le directeur général de Pontiac, et il s’y rend avec Virgil Exner. Après quelques heures de discussion, DeLorean accepte de leur accorder toute l’aide dont ils peuvent avoir besoin. Il approuve le choix de la Grand Prix, et il précise que les lignes aiguisées de leur voiture ne peuvent être façonnées qu’à la main : l’emboutissage par matrices tendrait inévitablement à les aplatir à terme[iv].
Naissance d’un nouveau constructeur.
Désormais assuré de la viabilité du projet, James O’Donnell peut véritablement se mettre au travail et résoudre les problèmes qui se posent avant même la réalisation du premier prototype : quel budget est nécessaire pour la mise en production, où construire le prototype, où fabriquer la voiture, à quelles normes devra-t-elle se conformer, à quel tarif devra-t elle être proposée pour réaliser une marge suffisante pour poursuivre la production, qui va la vendre, et enfin, comment l’appeler ? Sur ce dernier point, James O’Donnell a déjà son idée. Se souvenant des sensations qu’il avait éprouvé à bord de la Stutz Bearcat du père d’un ami d’enfance, et sachant que la marque a disparu depuis plus de trente ans et que son nom est donc tombé dans le domaine public, il choisit de baptiser la nouvelle société Stutz Motor Car Company of America, comme la firme disparue en 1936[v] !
Disposant ainsi d’une idée, d’un nom et d’une vue d’artiste de la voiture, il réussit à lever le capital initial de la nouvelle société, fixé à 1,2 millions de dollars. Il en est évidemment le président, et il nomme Richard Curotto comme vice-président ; ce dernier ayant l’avantage de parler couramment l’italien.
Dès que le capital est rassemblé, une Pontiac Grand Prix est livrée dans un atelier de Detroit spécialisé dans la construction de maquettes en clay. Virgil Exner y supervise la fabrication de la maquette de la nouvelle Stutz qui doit parfaitement s’adapter aux dimensions exactes du châssis de la Grand Prix.
Pendant ce temps, James O’Donnell part en Italie pour trouver un site de production, des ouvriers et une trentaine de fournisseurs. Si Ghia accepte de construire le prototype, c’est l’Officine Padane, à Modène, qui est choisie pour construire la voiture de série.
Une fois la maquette en clay validée, des moules en plastique sont pris directement sur elle ; un processus qui la détruit de fait ! A partir de ces moules, Ghia réalise un patron en bois sur lequel les tôles d’acier sont martelées pour former la carrosserie, qui est alors soudée sur le châssis d’une autre Pontiac Grand Prix. Le patron est achevé en juillet 1969, et le prototype en décembre 1969 (pour un prix total de 300.000$[vi]). Le patron en bois est ensuite dupliqué pour être acheminé chez Padane, qui entreprend la fabrication d’un deuxième prototype.
Le prototype de Ghia est amené par avion à New York où il est présenté en première mondiale dans le hall de l’hôtel Waldorf Astoria le 20 janvier 1970. Il est baptisé Stutz Blackhawk, reprenant ainsi l’appellation introduite initialement pour le speedster à l’arrière arrondi présenté en 1927 mais avec l’orthographe de la marque compagnon de Stutz lancée en 1928[vii]. Cette appellation est préférée à celle de Bearcat qui ne peut désigner logiquement qu’un cabriolet… La presse américaine et internationale salut l’arrivée de la nouvelle Stutz, en expliquant sa méthode particulière de fabrication et en insistant sur son prix de vente annoncé à 22.500$[viii] , ce qui en fait la voiture la plus chère du marché[ix]!
Les sièges sont tendus de cuir Connolly, le plancher et le coffre sont recouverts d’une moquette épaisse en laine vierge de Nouvelle Zélande, le tableau de bord et les panneaux des portières sont ornés de ronce de noyer de Milan et les boutons, les interrupteurs du tableau de bord, ainsi que de la jante du volant sont plaqués en or à 24 carats. Une finition qui s’étend même à la jauge d’huile du moteur ! Etablie sur le châssis de la Pontiac Grand Prix, la Blackhawk dispose d’un empattement de 3 m et elle mesure 5,76 m de long, 2 m de large et 1,37 m de haut, pour un poids de 2.400 kg. Avec son V8 de 6,6 litres de 350 ch., elle peut rouler à la vitesse maximale de 190 km/h.
La promotion de la nouvelle voiture passe également par la télévision et James O’Donnell fait de nombreuse apparitions dans différentes émissions nationales et locales. Enfin, la voiture est présentée dans de nombreux salons de l’automobile aux Etats-Unis, au Canada, en Europe et au Moyen Orient. Au cours de ces présentations, James O’Donnell s’exalte et rêve à certaines orientations futures de la marque en expliquant que : « Stutz va présenter quatre autres modèles faits sur mesure plus tard dans l’année […] : la décapotable Blackhawk, l’Indy - une voiture de course des 500 Miles d’Indianapolis modifiée pour pouvoir être utilisée au quotidien sur la voie publique - la limousine ‘Ministeriale’ et la V.I.P., une voiture destinée aux parades et aux cérémonies protocolaires ». Les tarifs sont également annoncés : 25.000$ pour la décapotable, idem pour l’Indy, 29.500$ pour la limousine et 75.000$ pour la V.I.P.
La production de la Blackhawk est annoncée à « pas plus de 100 unités pour la seule année 1970 ». Enfin, si James O’Donnell définit la Blackhawk comme « la voiture que les créateurs des premières Stutz auraient construite s’ils l’avaient dessinée aujourd’hui », il indique que ce dessin a été fait par des stylistes américains et italiens, sans jamais préciser la contribution de Virgil Exner !
Evidemment, le prototype devient la voiture personnelle de James O’Donnell, qui l’utilise pour en faire la promotion. Le second prototype, construit par Padane au cours du premier semestre de 1970, est expédié quant à lui en Californie, à Jules Meyers, le représentant de Stutz à Los Angeles, installé sur le boulevard de Santa Monica. Meyers décide de le présenter à différentes personnalités du show-business et un jour d’août 1970 à Elvis Presley … qui veut aussitôt l’acheter ! Meyers lui explique qu’il en a besoin pour continuer à en faire la promotion et qu’il devra attendre trois ou quatre mois pour avoir la sienne. Elvis lui réplique alors : « Pensez vous que vous vendrez plus de voitures, quand vous la conduirez, ou quand les gens verront que c’est moi qui la conduit ? » Elvis devient ainsi le premier acheteur d’une Stutz ; il accepte cependant que la voiture reste exposée un temps chez Meyers.
Première époque : la production de l’Officine Padane (1970-1971).
Malheureusement, et contrairement à ce qui avait été annoncé, aucune Stutz n’est produite en 1970. Le carrossier Padane doit en effet mettre en place sa chaîne de production, former son personnel à la construction de la voiture, et établir une chaîne d’approvisionnement avec ses fournisseurs. James O’Donnell doit également assurer l’achat et l’acheminement des Pontiac Grand Prix jusqu’aux ateliers de l’Officine. Deux autres prototypes permettent de finaliser les méthodes de travail et de fabrication en « série ». Le dessin de la lunette arrière est ainsi retouché avec des coins supérieurs arrondis. La fabrication débute véritablement en 1971 et Padane construit finalement 25 voitures au cours de l’année. Le prix de vente de la Blackhawk est passé à 24.500$. Sous le capot, le client peut choisir entre les versions de 300 ou de 325 ch. du V8 de 6,6 l. Elvis achète sa deuxième Blackhawk et la liste des clients de Stutz comprend les vedettes de télévision Dick Martin et Lucy Ball. Ils peuvent apprécier le sentiment particulier que tous les conducteurs de ces magnifiques voitures ressentent à leur volant. Jim Milliken, un collectionneur qui en possède cinq, l’exprime ainsi : « la tenue de route et les performances ne sont pas très sensationnelles […] elle n’est pas très aérodynamique […]. Cependant, ce qui m’impressionne le plus quand je la conduis, c’est que je ‘fais partie’ de la route. Je veux dire que la sensation que procure le cockpit étroit, en particulier celui du modèle de 1971, l’odeur du cuir qui fait penser à une bibliothèque, le placage des boiseries qui vous entourent, et le fait de regarder par-dessus ce long capot avec les phares qui dépassent dans le plan visuel, me donne l’impression de posséder la route. »[x]
Le 1° avril 1971, au salon de l’automobile de New York, Stutz annonce disposer d’un montant de commandes pour 8 millions de dollars (soit 327 voitures) et présente la « Duplex », la version à quatre portes de la Blackhawk. Il s’agit d’un prototype réalisé par Padane sur la base d’une Blackhawk allongée entre la portière et le passage de roue arrière (son numéro VIN est celui d’une Pontiac Grand Prix). Son prix annoncé est de 32.500$, mais la voiture n’entre pas en production.
En fait, le processus de production mis en place par Padane lui est fatal. La plus grande partie du travail est sous-traitée par le carrossier Saturn, installé à Cavallermaggiore, à 50 km au sud de Turin. Richard Curotto rompt le contrat avec Padane et le passe à Saturn. La production y est transférée à la fin de l’année 1971.
Deuxième époque : la production de la Carrozzeria Saturn (1972-1979).
Saturn inaugure le premier restylage de la Blackhawk, qui suit en fait le restylage de la Pontiac Grand Prix, dont l’empattement est réduit à 2,95 m. Le pare-brise perd son dessin en deux parties et adopte un dessin en une seule pièce (il s’agit en fait du pare-brise de la Grand Prix) et la partie arrière est redessinée pour s’adapter aux nouvelles normes américaines de sécurité passive. La voiture reçoit un arrière allongé avec un véritable pare-chocs ; la roue de secours se trouve ainsi visuellement au milieu du coffre. Le panneau arrière, repris de la Grand Prix, est structuré autour du pare-choc qui comprend une bande de feux scindée par trois barres chromées qui ceinture la plaque d’immatriculation. Par ailleurs, la vitre de portière perd son déflecteur et une deuxième petite vitre latérale est ajoutée sur le montant de custode. Enfin, côté moteur, le V8 de 6,6 litres est remplacé par un V8 de 7,5 l et 250 ch.
De son côté, Saturn profite de sa relative autonomie pour proposer une évolution plus radicale de la partie arrière en présentant une version à coffre « bombé »[xi] ! L’idée est de donner une allure plus moderne à la voiture en cachant la roue de secours qui fait vieux jeu[xii]. Par ailleurs, la fabrication de ce type de coffre est plus simple et elle prend moins de temps que de former le coffre autour de la roue de secours. De fait, la roue de secours n’est plus apparente et le hayon du coffre est surélevé d’une quinzaine de centimètres.
Hélas, cette initiative détruit complètement l’harmonie du dessin original et au cours d’une visite, Richard Curotto demande prestement au carrossier de se conformer aux directives de fabrication. Saturn a quand même eu le temps de construire cinq ou six voitures avec cet étrange coffre avant la visite de Curotto ! La production totale est estimée entre 36 et 38 voitures[xiii] ! L’acteur Dean Martin achète une Stutz et le chanteur Sammy Davis Jr en achète deux[xiv], tandis qu’Elvis Presley en acquiert une troisième.
La Stutz Blackhawk est de nouveau retouchée pour 1973, suite au renouvellement de la Pontiac Grand Prix. La deuxième vitre latérale est supprimée et le panneau arrière est simplifié. Le pare-chocs ceinture le bord arrière de la voiture, et les feux sont positionnés en dessous. La production atteint 50 exemplaires. Elvis achète sa quatrième Stutz. Le 23 décembre 1973, Virgil Max Exner décède, à l’âge de 64 ans.
Le modèle de 1974 reçoit des feux arrière de Chevrolet Vega ! La production se réduit à 34 exemplaires. L’année est marquée par une action de communication remarquable de James O’Donnell. Le 24 juillet, il présente en effet la voiture aux membres du Congrès des Etats-Unis au Capitole à Washington. L’évènement est inscrit au journal du Congrès, et Stutz peut ainsi s’honorer d’avoir son jour de commémoration officiel !
Le modèle de 1975 change de feux arrière. La puissance du moteur est réduite à 200 ch. La production s’établit à au moins 18 voitures ; les chanteurs Johnny Taylor et Johnny Cash deviennent des clients de la marque, comme le sénateur démocrate de New York, Joseph L. Galiber.
Pour 1976, le dessin de l’arrière est très légèrement modifié par l’implantation de la trappe du bouchon du réservoir d’essence sur le côté gauche (il était précédemment derrière la plaque d’immatriculation arrière). Le concessionnaire de Stutz à Beverly Hills présente le cabriolet D’Italia, une conversion d’un coupé Blackhawk réalisée par son mécanicien Dan Steckler. Une fois replié, la capote reste apparente et prend place sous un couvre-capote en vinyle. Mais bien que magnifique, la proposition reste unique et Stutz ne l’intègre pas à son catalogue.
James O’Donnell reçoit alors une commande du royaume d’Arabie Saoudite pour une voiture d’apparat entièrement blindée à l’attention du roi Fahd. Il confie le projet au designer italien Paolo Martin[xv] qui élabore une proposition à partir d’un dessin réalisé par Virgil Exner. Un prototype est réalisé par la Carrosserie Fontana[xvi] sur la base du châssis d’une Cadillac Sedan DeVille allongé dont l’empattement est porté à 4,37 m[xvii]. Le dessin reprend les lignes générales de la Blackhawk, sans les échappements latéraux, mais avec un habitacle de Cadillac 75 limousine à la vitre de custode masquée, et avec une extension entre les portes avant et arrière ! La longueur totale est de 7,52 m, la largeur de 2,03 m et la hauteur de 1,42 m. La voiture destinée au roi est alors construite chez Saturn[xviii]. Elle est baptisée ‘Royale’, en référence à la célèbre Bugatti Type 41 de 1927[xix] et elle coûte 285.000$. La voiture est peinte en noir et le montant de custode est frappé aux armes de l’Arabie Saoudite insérée dans un cercle doré. Mais alors que la voiture est expédiée à son acquéreur, un incident empêche sa livraison. Les sièges sont en effet recouverts de cuir et le roi n’en veut pas ; le climat de l’Arabie est en effet trop chaud pour supporter le cuir ! La voiture est immédiatement retournée en Italie où le capitonnage est entièrement refait en velours avant d’être à nouveau envoyée en Arabie Saoudite. Pour l’ensemble de l’année, la production de Stutz atteint ainsi 70 exemplaires.
C’est alors que Pontiac informe la société de son intention de renouveler entièrement la Grand Prix en 1978 par une version aux dimensions réduites (empattement réduit de 2,95m à 2,74m, longueur de 5,43m à 5,13m et largeur de 1,92m à 1,85m !). James O’Donnell n’accepte pas de réduire aussi fortement sa voiture et il demande à Paolo Martin de redessiner la Stutz pour l’adapter au châssis du coupé Pontiac Bonneville dont l’empattement de 2,95m s’approche le mieux de la Grand Prix actuelle que Saturn continue d’utiliser. La production de la Blackhawk atteint de nouveau 70 exemplaires en 1977 (dont une pour l’acteur allemand Curd Jürgens), puis tombe à 50 en 1978. Le président du Gabon, Omar Bongo, commande à son tour une Stutz Royale. La voiture est une réplique du modèle précédent, mais elle est peinte en rouge et le montant de custode est frappé des armes du Gabon dans un cadre rectangulaire.
Quelques mois après cette livraison, Stutz perd un de ses bons clients avec la chute du Shah d’Iran en février 1979 qui possédait 12 voitures de la marque !
Au printemps 1979, Stutz présente enfin la Bearcat, le cabriolet dérivé de la Blackhawk. Mais pour se conformer aux normes fédérales d’anti-retournement et pour conserver sa rigidité à la caisse, la voiture est équipée d’un arceau de sécurité (la Grand Prix n’étant pas déclinée en cabriolet). Cela permet de concevoir un système de décapotage en deux parties : la partie avant se compose de deux panneaux de type ‘Targa’ qui se démontent et qui peuvent se ranger dans le coffre, la partie arrière d’une capote repliable électrique. La voiture peut ainsi être gréée sous quatre formes : entièrement fermée, en configuration ‘landau’ avec les panneaux de toit en place et la capote repliée, en configuration ‘mylord’ avec les panneaux de toit enlevé et la capote fermée, ou entièrement découverte.
Troisième époque : renouvellement et extension de la gamme (1979-1985).
A l’automne 1979, Stutz présente la nouvelle Blackhawk[xx] adaptée au châssis du coupé Bonneville. Les lignes générales sont conservées mais l’allure semble plus guindée, avec une ligne de toit plus carrée, une ligne de caisse et un panneau arrière plus hauts et des pare-chocs plus épais. Les vitres des portes retrouvent des déflecteurs, et les feux arrière et la plaque d’immatriculation sont positionnés au dessus du pare-chocs. Sa longueur est de 5,77 m, sa largeur de 2 m et sa hauteur de 1,41 m. Le poids atteint 2,4 tonnes. Le moteur est un V8 de 5,7 litres de 125 ch. La Bearcat reçoit la même évolution de carrosserie.
Puis Stutz présente une berline … désignée ‘IV-porte’, à la façon de la Maserati Quattroporte ! Etablie sur la base de la Pontiac Bonneville Sedan 4 door, elle reprend les lignes de la Blackhawk mais avec un habitacle à 4 portes. Sa longueur est de 5,75 m. Mais cette extension de la gamme ne produit pas de sursaut de la production qui n’atteint que 48 unités pour l’année 1979. Ce qui porte le total de la production à plus de 400 voitures depuis 1969.
Les nouveaux modèles présentés en 1979 sont produits en 1980, et la production augmente à 50 exemplaires. La société reçoit alors une nouvelle commande provenant d’Arabie Saoudite pour six limousines semblables à la Royale mais dans un format réduit par la suppression de l’extension entre les portes avant et arrière. Les voitures sont elles aussi établies sur la base d’un châssis de Cadillac Sedan DeVille à l’empattement allongé à 3,48 m[xxi]. Leur longueur est de 6,63 m, et leur poids est de 2.700 kg. Les portes arrière sont celles d’une Cadillac 75 Limousine, et une nouvelle fois, le panneau de custode est frappé des armes de l’Arabie Saoudite insérées dans un cercle doré, emblème repris comme mascotte de calandre. Destinées aux ambassadeurs du royaume, les voitures sont appelées ‘Diplomatica’. A mi chemin entre la IV-Porte et la Royale, la Diplomatica arbore une ligne plus équilibrée, sans échappements latéraux, qui lui assure un meilleur déploiement de ses lignes et elle présente une allure plus élégante que celles de ses deux sœurs.
Une septième (et dernière) Diplomatica est commandée en 1981 par un client américain. Ce dernier fait insérer un ‘W’ au centre du cercle du panneau de custode, en référence à son écurie de chevaux de course ‘Winfield Racing Stable’. La IV-Porte est déclinée quant à elle en une version ‘Victoria’ qui dispose d’un empattement allongé de 25 cm pour accueillir une extension de l’habitacle après la portière arrière. Comme la Diplomatica, la Victoria n’a pas d’échappements latéraux.
Mais malgré cette commande et cette nouvelle proposition, la production totale de Stutz chute à 45 exemplaires. La société ne souffre cependant pas de cette baisse car elle enregistre la commande de 30 gros véhicules militaires spéciaux décapotables à 4 portes pour la Garde Royale du roi Khaled d’Arabie Saoudite. Ces véhicules sont établis à partir de Chevrolet Suburban. Ils disposent d’un arceau de sécurité entre les portes avant et arrière, de marchepieds latéraux pour les gardes du corps et d’un coffre arrière classique. La capote se replie sous un couvre-capote en vinyle. Et l’avant est rehaussé d’une calandre rapportée aux lignes carrées. Officiellement baptisés Bear, certains de ces véhicules portent la désignation de ‘Royal Guard’ ; il est vrai qu’ils sont destinés à la garde rapprochée du roi qui circule lui-même à bord de sa Stutz Royale… Ces Bear/Royal Guard font forte impression, au point que le roi Hassan II du Maroc en commande à son tour 16 exemplaires pour sa garde personnelle !
La gamme est reconduite pour 1982 et la production remonte à 50 exemplaires. En 1983, les IV-Porte et Victoria sont établies sur la base de l’Oldsmobile Delta 88 Royale sedan. La production totale atteint à nouveau 50 exemplaires. En 1984, certaines Stutz à quatre portes sont établies à partir de la version ‘Brougham’ de l’Oldsmobile Delta 88 Royale. Mais la production chute à 20 exemplaires.
En 1985, Stutz présente un nouveau véhicule tout terrain spécial développé sur la base du Chevrolet Suburban : le Defender, rapidement rebaptisé Gazelle compte tenu des droits détenus sur cette appellation par la firme britannique Land Rover. Il s’agit d’un gros break blindé de 3.900 kg, motorisé par un moteur V8 de 425 ch. qui le propulse à la vitesse maximale de 217 km/h. Son équipement le plus impressionnant est la mitrailleuse à gros calibre qui est placée sur une tourelle qui pivote aussi bien sur son axe horizontal que sur son axe vertical. L’engin est placé au milieu de l’habitacle et peut être déployé au dessus de la voiture grâce au toit ouvrant blindé. Malheureusement, le gouvernement qui en a demandé l’étude ne concrétise pas sa commande et la Gazelle reste au stade de prototype sans recevoir de calandre rapportée.
En revanche, la Bear/Royal Guard connaît deux ultimes versions livrées au royaume d’Arabie Saoudite. La première reçoit une carrosserie à toit fixe et sans marchepieds extérieurs, la seconde une carrosserie allongée à 6 portes dont le dessin rappelle les lignes de la Stutz Royale, avec des phares détachés et une baguette chromée latérale qui évoque le dessin des ailes de la limousine. La production des Stutz de série se maintient à 20 exemplaires.
Quatrième époque : haute technologie et fin de partie (1986-1995).
Conscient des difficultés pour continuer à vendre ses voitures, James O’Donnell fait le pari d’innover dans la construction automobile en présentant un nouveau modèle construit dans un matériau révolutionnaire : une fibre de carbone appelée ‘Diamond Fiber’. Retravaillant sur un projet de Virgil Exner, Stutz présente ainsi la Bearcat II, un roadster à deux places dont le style reprend les lignes initiales de la Blackhawk de 1969 avec une roue de secours apparente débordant du coffre, mariées à celles des modèles plus récents avec des feux au-dessus du pare-chocs arrière. Plus petite que ses prédécesseurs, la Bearcat II est établie à partir de la Pontiac Firebird, sur un empattement de 2,57 m. En attendant sa commercialisation, la production totale de l’année est à nouveau de 20 exemplaires. Mais 1986 reste une année dramatique pour James O’Donnell qui perd sa femme Anne, sa compagne depuis 44 ans.
La Bearcat II est présentée au salon de Genève en mars 1987. Les journalistes sont invités à la frapper avec un marteau et à leur grande surprise, malgré leurs efforts, ils ne parviennent pas à provoquer le moindre dommage à la carrosserie ni même à la peinture ! Outre cette aspect technologique, la nouvelle Stutz ne renie pas ses devancières : la finition de l’habitacle, tendu de cuir italien et de ronce de noyer de Milan poncée à la main, nécessite 1.500 heures de travail par voiture … James O’Donnell vend les deux premiers exemplaires au Sultan de Brunei, mais la production de l’année se limite à 13 exemplaires.
En 1988, âgé de 74 ans, James O’Donnell décide de quitter ses fonctions de président et de directeur général de la société Stutz. Deux ans plus tard, il vend la société et se retire en Floride, à St Petersburg. Il s’inscrit à l’université locale Eckerd et obtient un diplôme grâce à la valorisation de son expérience à la tête de Stutz. En 1992, il réactive l’O’Donnell-Organization et reprend son métier de banquier ! Il décède le 12 janvier 1997 à St Petersburg, dans sa 83° année.
Sans son fondateur, la nouvelle société Stutz cesse quasiment toute activité, et sans commande, le carrossier Saturn ferme ses portes[xxii]. La production totale de la marque entre 1969 et 1988 est estimée à 670 voitures et 50 SUV. En 1995, la direction de la société annonce alors que la production et la vente de voitures sont arrêtées pour une durée indéterminée…Stutz disparaît ainsi une deuxième fois du paysage automobile américain, mais la société conserve un rôle de consultant.
Epilogue.
L’histoire aurait pu ne pas s’arrêter là. En 2010, les dirigeants de la société ont fait part de leur rêve de revenir à la construction automobile à partir de 2012 avec une nouvelle berline de grand luxe hybride, la Blackhawk ROGUE, dont le prix est annoncé à 225.000$, un coupé de grand tourisme électrique, la Bearcat EVO[xxiii], au prix de 85.000$, et une voiture citadine électrique, le FENIX UTV[xxiv]. La Bearcat EVO devait disposer d’un moteur qui l'aurait fait passer de 0 à 100 km/h en moins de 4 secondes et de batteries qui lui auraient autorisé une autonomie de 240 km. La production initiale de ces Stutz de la « Nouvelle Ere » était envisagée à 300 voitures la première année et à 3.000 voitures en année normale. Ces voitures devaient être construites dans une usine implantée au sud de Los Angeles, ainsi qu’en Chine, grâce à une alliance avec des partenaires chinois. Attendues en vain dans les salons automobiles majeurs, ces voitures ne pouvaient se voir proposer qu’un seul défi ; celui de s’affirmer en un seul jour, comme leur illustre aïeule d’il y a un siècle.
NB : L’auteur tient à remercier chaleureusement Peter Madle pour toute l’aide qu’il lui a apporté dans la rédaction du texte et dans le choix des illustrations de cet article. Peter est le créateur d’un incroyable site internet : http://www.madle.org/ The Internet Guide to Stutz cars history and models. La visite de ce site s’impose pour tout amateur qui y découvrira l’histoire de la marque, de ses modèles, des hommes et des entreprises qui ont œuvrés pour cette fantastique aventure industrielle. Les pages du registre des modèles par VIN et de la liste des clients de la marque méritent à elles-seules le détour !
Un grand merci également à Jim Milliken pour sa relecture avisée du texte.
A l’exception du dessin et de l’emblème de la Stutz de la ‘nouvelle ère’, toutes les illustrations de cet articles ont été aimablement fournies par Peter Madle.
[i] A la façon de la Cadillac Eldorado Brougham assemblée chez Pininfarina en 1959 et en 1960.
[ii] Soit 3 fois le prix d’une Cadillac Eldorado.
[iii] Plus de 1,80 m de la base du pare-brise au bout de la calandre.
[iv] Il est intéressant de noter que John DeLorean est lui-même un amateur de voitures anciennes ; pour le modèle 1969, il demande que les différentes versions de la Grand Prix soient désignées par les lettres J et SJ, comme les Duesenberg des années 1930.
[v] La famille Stutz tentera de faire valoir ses droits sur la propriété de la marque, mais elle sera déboutée au terme d’une procédure d’une dizaine d’années.
[vi] Environ 2 millions de dollars actuels (soit 1,5 million d’euros).
[vii] L’appellation exacte est Stutz Blackhawk VI, pour signaler qu’elle prend bien la succession des Stutz Blackhawk (et Black Hawk) produites entre 1927 et 1936. Les cinq générations précédentes sont alors celles des modèles AA (1927), BB (1928), M (1929), SV16 (1930) et DV32 (1931).
[viii] Environ 150.000$ actuels (soit 115.000€).
[ix] En 1970, l’AMC Hornet est la moins chères des américaines, à 1.994$, alors que la plus chère des Lincoln (la Continental Mk III) vaut 7.281$ la plus chère des Cadillac (la 75 Limousine) 11.178$et la plus chère des Imperial (la limousine LeBaron) 16.500$.
[x] Courrier de Jim Milliken à Cookies the Dog Owner sur le site carlustblog.com (septembre 2008).
[xi] A la façon des malles apparentes des Citroën Traction Avant et 2 CV dans les années 1950.
[xii] En fait, de nombreuses personnes impliquées dans le projet initial avaient essayé de convaincre Virgil Exner d’abandonner l’idée de la roue de secours apparente, mais il avait gardé son idée … qui est devenue un marqueur génétique de la voiture.
[xiii] La production de Stutz n’a jamais été connue de façon précise ; les quantités indiquées ne sont que des estimations, telles celles publiées notamment par la Revue Automobile Suisse.
[xiv] Une pour lui et une pour son épouse !
[xv] Né en 1943, et auteur pour Pininfarina de la BLMC 1800 en 1968, et en 1970, de la Ferrari 512 Modulo, de la Fiat 130 Coupé et de la Rolls Royce Camargue. Il rejoint le groupe DeTomaso en 1972 (alors propriétaire de Ghia) avant de fonder son propre studio en 1976.
[xvi] Cité par Paolo Martin sur son site Internet : http://www.conceptcars.it/martin/royale.htm
[xvii] Soit 1,07 m de plus que l’empattement de série de la DeVille de 3,30 m.
[xviii] Nul ne sait ce qu’est devenu le prototype.
[xix] Mais la Bugatti Royale n’a jamais été achetée par un roi, au grand désarroi de son constructeur Ettore Bugatti (1881-1947).
[xx] La Blackhawk VII.
[xxi] Soit 40 cm de plus que l’empattement du châssis de série, désormais de 3,08 m.
[xxii] Son confrère, Padane, poursuit son activité jusqu’au début des années 1990 en carrossant de nombreux bus.
[xxiii] Electric Vehicle O-Emission (véhicule électrique à émission zéro).
[xxiv] Urban Transport Vehicle (véhicule de transport urbain).