Norman Granz et Ella Fitzgerald
Norman Granz (1918-2001) a fait fortune dans l’industrie du disque en misant sur la diffusion du jazz dans l’Amérique ségrégationniste des années 1940 et 1950. Luttant en permanence contre le racisme, il accorde le même salaire aux artistes quelle que soit leur couleur de peau, et refuse que le public assistant à ses concerts soit séparé en fonction de ce même critère, ce qui lui vaut une peine de prison au Texas. Il lance de grandes tournées (« Jazz at the Philharmonic ») aux Etats-Unis et en Europe pour faire connaître le jazz au plus grand nombre. Sa grande idée a été d’enregistrer des concerts de jazz en intégralité à une époque où ce genre d’enregistrement nécessitait plusieurs disques de 30 cm. Au cours des années 1950, il a créé cinq labels différents (dont le célèbre label Verve) et il a également été l’impresario d’Ella Fitzgerald et d’Oscar Peterson. En 1961, il a revendu son catalogue à la MGM pour 2,5 millions de dollars, avant de s’installer définitivement en Suisse.
En avril 1952, la tournée européenne fait étape à Turin, en Italie. Norman Granz en profite pour aller visiter avec Oscar Peterson le salon de l’automobile qui s’y tient. Les deux compères s’arrêtent au stand du carrossier Pinin Farina[i] pour admirer la Lancia PF-200 Spider qui y est exposée. Il s’agit d’une voiture découvrable à deux places s’inspirant fortement du style aéronautique alors en vogue. Dessinée par Adriano Rabbone et construite sur la base d’une Lancia Aurelia B52, elle présente un profil linéaire et dépouillé avec une calandre circulaire évoquant un réacteur d’avion.
Granz discute alors avec Sergio Farina (1926-2012) pour en savoir davantage ; il lui propose d’acheter la voiture et de l’expédier en Californie. Mais Sergio Farina le dissuade de le faire car il ne peut pas lui assurer l’entretien de la voiture sur place. Il lui suggère plutôt de lui construire une voiture similaire sur la base d’un châssis américain facile à faire entretenir. « Nous allons vous faire une voiture qui sera la seule de son genre dans le monde entier » assure Farina. Les deux hommes parlent ensuite du prix de la voiture : Farina propose que Granz paie les matériaux nécessaires à la construction de la voiture et d’y ajouter la collection complète des disques édités par Granz jusqu’alors[ii]! Farina demande cependant que Granz retourne la voiture à Turin chaque année pour que le carrossier puisse l’exposer dans différents salons et la présenter à des clients potentiels. Les allers et retours entre l’Europe et les Etats-Unis semblent avoir été assurés par Luigi Chinetti, l’importateur new-yorkais de Ferrari.
En fin d’année, Norman Granz achète donc un coupé Cadillac Série 62 et le fait expédier chez Pinin Farina à Turin. La carrosserie est enlevée et le carrossier fait raccourcir le châssis de près d’un mètre pour lui donner les proportions d’une voiture de sport italienne. Le châssis modifié reçoit la carrosserie d’un roadster à deux portes et à trois places. La carrosserie reprend le style de la Lancia PF 200, mais dans des proportions plus grandes.
Elle n’utilise quasiment aucune pièce de la Cadillac donneuse. Tout juste reste-il les fameux gardes de pare-chocs avant, les enjoliveurs de roue et un emblème Cadillac posé à plat sur le dessus de la calandre, le V doré qui l’accompagne étant placé à l’intérieur de la calandre. Un autre emblème Cadillac et son V sont posés sur le coffre arrière.
La voiture est peinte en gris argent et l’intérieur reçoit une sellerie en cuir brun.
La voiture est exposée sur le stand de Pinin Farina au salon de l’automobile de Paris en octobre 1954. Elle fait l’objet d’une brève dans le numéro de janvier 1955 de Road & Track qui relate le salon de Paris. Le styliste automobile et illustrateur de Road & Track, Willis ‘Bill’ Dobson (1936-2011), se souvient l’avoir vu stationner dans Hollywood.
Le 22 juillet 1957, la voiture réapparaît dans la Gazette d’Anvers sur une photo qui la représente accidentée, les quatre roues en l’air[iii]. La veille en effet, elle a été accidentée par l’ex-roi des Belges, Léopold III, dix kilomètres avant Cortina, sur la route SS-51 entre San Biaggio et Cortina d’Ampezzo, en Lombardie.
L’ex-roi était accompagné de sa seconde épouse, la princesse Liliane de Réthy : en ce jour de la fête nationale belge, ils revenaient en effet d’une cérémonie d’inauguration d’un mémorial au roi des Belges Albert 1er à Cortina. Bien que la voiture finisse retournée, ses deux occupants s’en sortent indemnes, hormis quelques contusions. Ils sont secourus par le champion automobile Giuseppe ‘Nino’ Farina (1906-1966) qui les suivait. Neveu de Gian Battista ‘Pinin’ Farina, le champion du monde de formule 1 de 1950 assure en effet le service de relations publiques du carrossier auprès des célébrités.
L'ex-roi Léopold, son épouse Liliane et 'Nino' Farina
Les circonstances de l’accident incitent à penser que la voiture est donc bien revenue chez Pinin Farina, conformément à l’accord conclu avec Norman, Granz, et que l’ex-roi Léopold était en train de l’essayer en vue d’une future commande au carrossier.
Après l’accident, la voiture est ramenée à l’atelier de Pinin Farina qui en profite pour la modifier légèrement. Deux larges prises d’air, à la façon de celles de la Ferrari 410 Superamerica, sont ajoutées sur les flancs des ailes avant, le passage des roues arrière est redessiné de façon plus arrondi, et l’insigne Cadillac sur le sommet de la calandre est enlevé, remplacé par un insigne Pininfarina placé au sommet du capot, en retrait de la calandre. Le V doré de la calandre est déplacé en bas de cette dernière et un emblème Cadillac est installé au milieu du V. Les insignes Pininfarina au bas des ailes avant en avant des portières sont replacés en bas des ailes arrière à l’arrière des portières.
La voiture reconstruite est présentée à l’été 1957 dans un Concours d’Elégance à Rome. (Cf. vidéo : http://footage.framepool.com/fr/shot/401633659-1954-cadillac-pininfarina-roadster-cabriolet-defile-de-mode-mode-feminine, entre 24 et 39 s).
Granz se sépare de sa Cadillac Pinin Farina en vendant le label Verve en 1960, la voiture ayant été enregistrée comme voiture de société.
Elle disparaît alors de la circulation et certains commentateurs vont jusqu’à penser qu’elle a été ferraillée.
Harry Yeaggy, le PDG de la société Janus Hotels & Resorts, de Cincinatti (Ohio), en devient le propriétaire en 1992. La voiture fait l’objet d’une brève dans le numéro 170 d’octobre 1994 du magazine français Auto Rétro. La voiture est désormais peinte en bleu et la calandre retrouve son allure d’origine avec le V doré placé dans sa partie haute et sans emblème Cadillac et l’habitacle est entièrement refait, en dehors du tableau de bord ; les panneaux de portières sont modifiés et la sellerie originale en cuir brun est remplacée par une sellerie blanche. Elle arbore une plaque de l’Ohio (H1Y).
La voiture est présentée au 18ème Concours d’Elégance de Pebble Beach en août 2002.
Elle arbore désormais une plaque de l’Oregon (VZN 479).
Elle apparaît également au Concours d’Elégance d’Amelia Island en 2012.
Sources :
Norman Granz : The Man Who Used Jazz for Justice, par Tad Hershorn (avant propos d’Oscar Peterson), édité par les Presses de l’Université de Californie (17 octobre 2011) ISBN 0520267826, 9780520267824
Yann Saunders, Cadillac Database : http://cadillacdb.planeteldorado.com/Dbas_txt/Drm52-53.htm
Gary D. Smith, Dean’s Garage : http://www.deansgarage.com/2014/the-king-the-cadillac-and-the-cover-up/
Conceptzcars : http://www.conceptcarz.com/z21303/Cadillac-Series-62-PF-Concept.aspx
[i] Pinin Farina devient Pininfarina en 1961
[ii] Certains ont estimé que cela représentaient 15.000$ d’alors, à comparer aux 3.571£ du tarif usine du coupé de la Série 62.
[iii] Un entrefilet relatant l’accident est publié dans la ‘Feuille d’avis de Neufchatel’ n°167 du 22 juillet 1957.