Créer un site internet

Rolls-Royce of America

Depuis toujours des constructeurs développent des filiales à l’étranger pour produire leurs modèles sur leurs marchés de diffusion. Deux cas se distinguent alors : soit la filiale assemble sur place un modèle de la maison mère, soit elle a la capacité de développer et de produire un modèle spécifique. Dans le premier cas, la filiale conserve la nationalité du constructeur d’origine, mais dans le second, adopte-elle la nationalité du pays où elle produit son modèle ? Il est en effet difficile de considérer les Ford Fiesta, Focus, Mondeo, ou les  Chevrolet Spark, Aveo ou Cruze vendues en Europe comme des voitures américaines ; elles ont davantage de gènes allemands ou coréens. A l’opposé, les Volkswagen, Mercedes, Honda, Nissan et Toyota produites en Amérique du nord restent des voitures allemandes et japonaises. Il est pourtant un cas dans l’histoire où un constructeur a implanté une usine aux Etats-Unis pour y fabriquer une voiture dont il a voulu maintenir l’identité originale, mais qui s’est suffisamment démarquée de son modèle pour être définie comme américaine. C’est cette histoire que je vous propose de vous retracer.

Rolls-Royce of America

(1921-1931)

A son apparition, l'automobile suscite l'intérêt d'amateurs américains fortunés qui font importer des véhicules d'Europe. Bien que des constructeurs locaux apparaissent, certains clients continuent de privilégier les fabrications européennes. Toutefois, les coûts de transport et les taxes locales rendent leurs tarifs prohibitifs. Fiat est le premier à vouloir s'affranchir de ces contraintes en implantant une usine aux Etats-Unis en 1910. Puis c'est au tour de Mercedes de se lancer dans la fabrication locale de certains de ses modèles en 1914. C'est dans ce contexte que Rolls-Royce décide à son tour d'implanter une usine aux Etats-Unis. L'aventure de Rolls-Royce of America débute et va donner naissance à quelques unes des plus beaux exemples de la carrosserie américaine.

Préambule

Les premières Rolls-Royce qui foulent le sol américain sont les quatre 20 HP que Charles S. Rolls[1] amène au salon de New York en octobre 1906. L'une d'entre elle vient de gagner le Tourist Trophy[2] et Rolls l'inscrit à une course locale[3], qu'il remporte. Il entreprend ensuite une tournée de promotion à travers les Etats-Unis et le Canada. La première Rolls-Royce est vendue en janvier 1907, et une autre rejoint le Texas. La voiture de course remporte une deuxième victoire à Ormond Beach (Floride) ; Rolls rencontre ainsi les frères Wright qui lui transmettent le virus de l'aviation[4]. A l'automne 1907, la Silver Ghost est présentée au salon de New York, où elle est distinguée comme la plus belle voiture exposée. Rolls perçoit le potentiel de sa voiture, dont le moteur à 6 cylindres de 7,4 litres (453 c.i.) est parfaitement adapté à l'Amérique du Nord. Il est d’ailleurs convaincu que l'Amérique est capable d'absorber autant de voitures que l'usine de Derby[5] peut en produire.

1908 une des premieres silver ghost aux usa

Hélas, les ventes demeurèrent confidentielles ; 81 voitures seulement sont importées entre 1907 et 1912. Il est vrai que la Silver Ghost est déjà une des plus chères voitures du monde et que les frais de transport et la taxe d'importation de 33% font grimper son prix de façon démesurée. La plupart des voitures sont importées à New York, par Walter Martin, qui distribue également Cadillac, et par le carrossier Brewster, qui a l'avantage de pouvoir proposer des carrosseries aux goûts des clients. En 1913, le directeur général de Rolls-Royce, Claude Johnson[6], décide d'implanter une filiale aux Etats-Unis et de confier l'importation de la voiture à deux représentants officiels : le carrossier Brewster et Robert W. Schuette, le distributeur new-yorkais des carrossiers Fleetwood, Holbroook, Quinby et Brewster. Soutenus par l'usine, leurs efforts sont conséquents : entre 1914 et 1915, Brewster importe 46 châssis, et Schuette près d'une centaine, dont la moitié est carrossée par Brewster.

L'implantation d'une agence et le projet de fabrication des moteurs d'avions

La guerre met un terme à cette dynamique en 1915 car l'usine de Derby doit se reconvertir entièrement à l'effort de guerre britannique, en particulier à la production de moteurs d'avion[7]. Quand les Etats-Unis entrent à leur tour en guerre en avril 1917, Johnson est contacté par le gouvernement américain qui souhaite faire fabriquer 1.0000 exemplaires du moteur Falcon aux Etats-Unis[8]. Johnson demande à l'avocat Kenneth Mackenzie de négocier le contrat et il envoie deux ingénieurs, Thomas Nadin et Maurice Olley[9], pour discuter des aspects techniques. Lui-même est obligé de séjourner longtemps outre Atlantique. Mais la fin de la guerre met un terme au projet.

Toutefois, au cours des négociations, Johnson finit par envisager de construire des voitures sur place, ce qui éviterait de payer les frais de transport et les taxes d'importation. L'économie américaine, qui n'a pas subi les quatre années de guerre qui ont ravagé le vieux continent, est florissante et le marché des voitures de luxe est en expansion. La réputation du constructeur anglais est à son zénith, grâce aux performances de ses moteurs d'avion et aux exploits accomplis par ses voitures blindées pendant la guerre et au premier vol transatlantique[10] réussi les 14 et 15 juin 1919 par John Alcock et Arthur W. Brown à bord de leur Vickers Vimy IV propulsé par deux moteurs Rolls-Royce Eagle de 360 ch. chacun.

Mackenzie évoque une fusion entre Rolls-Royce et Pierce-Arrow, seul constructeur américain comparable à Rolls-Royce, par ses voitures comme par ses méthodes de fabrication. Il se rapproche de son actionnaire principal, le groupe financier Alfred & Fuller, qui dispose par ailleurs d'une majorité de contrôle de la société Gilette. Les deux constructeurs étudient très sérieusement le projet, mais conviennent chacun de leur côté de ne pas le valider. Alfred & Fuller propose alors à Rolls-Royce d'implanter une usine aux Etats-Unis, et d'y fabriquer ses voitures avec des composants américains. La société Rolls-Royce of America Inc. est formée le 18 octobre 1919. Le conseil d'administration de Rolls-Royce en Angleterre conserve le contrôle de la société et en détient les actions ordinaires, tandis que des actions préférentielles sont offertes au public ; le capital s'élève à 15 millions de dollars.

1921 action

Le canadien L.J. Belnap est nommé président de la société, et les anglais Thomas Naudin et Maurice Olley en deviennent respectivement administrateur général et ingénieur en chef. Il leur reste à trouver un site de production et à recruter un millier d'employés !

Fondation de l'usine de Springfield.

1921 l entree de l usine

Le 12 décembre 1919, L.J. Belnap achète l'ancienne usine de la société American Wire Wheel, un fournisseur de roues à rayons installé sur Hendee Street à Springfield (Massachusetts). Le choix de cette ville est dicté par trois raisons. Tout d'abord, la région est réputée pour la qualité de sa main d'œuvre et l'excellence des firmes qui y sont installées, comme l'armurier Smith & Wesson (établi en 1852), les constructeurs des motos Indian (fondée en 1897 sous le nom de leur créateur, Hendee), celui des voiture Duryea (de 1895 à 1917), et de nombreuses entreprises de carrosseries. Ensuite, la ville est située à égale de distance de New York et de Boston, les deux grandes zones de ventes de Rolls-Royce. Enfin, la ville est éloignée de Detroit, la capitale de l'automobile américaine ; l'image des productions de Rolls-Royce peut ainsi être clairement démarquée de celle de ses concurrentes américaines, et le personnel de l'usine est isolé des grandes centrales syndicales des ouvriers de Détroit[11]. Implantée sur un terrain de 3,6 hectares, l'usine comprend sept bâtiments et elle est raccordée au réseau ferré, ce qui facilite l'expédition de sa production.

Toutefois, Henry Royce tient à ce que tout l'encadrement soit anglais et cinquante trois employés de Derby acceptent de partir avec leur famille à Springfield. Il tient également à ce que tout l'outillage soit constitué par des machines-outils fabriquées par la firme. L'arrivée des anglais et de leurs machines se déroule ainsi tout au long de l'année 1920. Et la cohabitation avec les ouvriers recrutés localement se passe remarquablement bien. Très vite, un esprit maison se crée, avec comme principal leitmotiv : "Il faut battre Derby !" Des pancartes le proclament à travers toute l'usine et comme le rappelle le responsable du service après-vente, Arthur W. Soutter, auteur d'un livre sur le sujet[12], tout le monde prend ça très au sérieux ; "comme si c'est une question de vie ou de mort". Par certains côtés, les installations de Springfield sont supérieures à celles de la maison mère ; tout y est neuf et moderne, la disposition des ateliers et celle du hall de montage répondent aux principes les plus récents de l'organisation du travail et toutes les phases de la production sont planifiées à l'américaine, avec pour objectif premier l'efficacité.

La société réorganise son réseau de distribution en 1921 en retirant son agrément à Brewster et en accordant le monopole de la distribution de Rolls-Royce à New York à Robert W. Schuette. En 1923, le siège social de la société est installé à Manhattan et sept magasins sont ouverts, principalement dans le Nord-Est des Etats-Unis ; à Boston, Hartford (Connecticut), Troy (dans la banlieue d'Albany, la capitale de l'état de New York) et Cleveland (Ohio), ainsi qu'à Chicago et à San Francisco. Le magasin de New York est dirigé par John S. Inskip (1885-1961), ancien responsable des ventes de Locomobile. Des agents indépendants ouvrent par ailleurs des magasins dans seize autres villes d'Amérique du Nord.

La fabrication locale et les spécificités du modèle américain.

Comme celle de Derby, l'usine de Springfield construit des châssis nus, le choix de la carrosserie et du carrossier chargé de la fabriquer étant laissé au client. Mécaniquement, la Silver Ghost est équipé d'un moteur à 6 cylindres en ligne monté en deux groupes de trois de 7.428 cm3 (453 c.i., alésage de 114 mm, course de 120,6 mm) développant 85 ch. à 2.250 tr/mn. Elle est proposée en deux longueurs de châssis ; le court à empattement de 3,68 m, et le long à empattement de 3,82 m. Copie conforme du modèle britannique, le châssis américain conserve la conduite à droite, mais à quelques exceptions près, comme le vilebrequin ou les composants du circuit électrique, Rolls-Royce of America utilise exclusivement des pièces et des matériaux d'origine américaine. Un détail permet de distinguer immédiatement un modèle local ; les phares en forme de tambour, typiquement américains. Les éléments provenant des fournisseurs extérieurs sont vérifiés aussi méticuleusement qu'à Derby. Toutes les pièces sont comparées aux plans originaux gravés sur de minces feuilles de métal recouvertes de vernis transparent. Ces plans sont religieusement mis sous clé chaque soir dans le magasin d'outillage. Comme à Derby, tous les moteurs sont essayés au banc pendant deux heures à un régime correspondant à une vitesse de 100 km/h sur route, avant d'être montés sur les châssis. Puis les châssis sont longuement essayés au banc avant de parcourir encore 150 à 250 kilomètres sur route. Et ces essais routiers sont suivis de nouveaux essais au banc.

Les coûts de fabrication se montrent malheureusement aussi élevés qu'en Angleterre. Malgré l'absence de droit de douane, la Rolls-Royce Silver Ghost reste l'automobile la plus chère du marché américain. Lors de sa présentation en 1921, elle coûte 14.500$ en conduite intérieure, soit trois fois le prix d'une Cadillac V8, et bien plus cher qu'une Packard V12 (6.800$) ou qu'une Pierce-Arrow (8.550$) dont le moteur à 6 cylindres et le style en font le modèle le plus proche. En mars 1924, son prix est réduit d'environ 20%, ce qui permet d'acquérir un tourer "Pall Mall" à 9.000$ (un prix qui cependant ne comprend pas les pare-chocs, déjà répandus aux Etats-Unis, ni les volets de radiateurs à commande thermostatique).

1921 le premier chassis assemble

La production débute le 18 février 1921 et le premier châssis est livré le 28 avril suivant à Wallace Porter, le président de la Potter and Johnson Machine Company, de Pawtucket (Rhode Island), un des fabricants de machines-outils qui ont contribués à l'équipement de l'usine. La cérémonie de la livraison se déroule sous l'œil du sévère responsable qualité (anglais) de l'usine, Harry Purdon. W. Potter prend lui-même le volant de son châssis (une attitude inconcevable pour un client britannique) pour le conduire 200 km plus loin à la Merrimac Body Company, de Merrimac (Massachusetts)[13], qui y monte une carrosserie entoilée de conduite intérieure. Les 24 châssis suivants sont absolument identiques à leurs homologues de Derby.

La première modification est effectuée à partir du 26° châssis ; elle concerne le circuit électrique. En effet, le circuit d'origine en 12 volts n'est pas compatible avec les équipements américains en 6 volts, et les fournisseurs britanniques, Watford (pour les magnétos) et Lucas (pour les dynamos et le reste du circuit) n'ont pas de représentants outre-Atlantique. Les clients rencontrent donc des difficultés pour assurer l'entretien de leurs voitures. Les responsables de Springfield se rendent vite compte de cet inconvénient ; il leur faut entièrement repenser le circuit et trouver des fournisseurs locaux capables de répondre aux critères exigeants de l'usine. Le choix se porte alors sur Bosch[14] pour les magnétos et le circuit, sur Bijur pour les démarreurs et sur Westinghouse pour les dynamos. Mais tout changement doit être validé par Henry Royce lui-même, qui réside sur la Côte d'Azur[15]. Il n'y a cependant aucune objection à une quelconque modification et le chef du département expérimental de l'usine de Derby, Ernest Hives, affirme même que si les accessoires américains sont d'aussi bonne qualité que le prétend Springfield, "il faudra sans doute les adopter sur toutes les Rolls-Royce." Henry Royce lui demande donc de se rendre aux Etats-Unis pour évaluer la solution proposée.

Sur place, Hives visite les usines Bijur et Bosch et s'aperçoit de l'intérêt avec lequel les firmes envisagent leur travail avec Rolls-Royce : elles acceptent de soumettre leurs produits à des essais comparatifs intensifs et Bosch propose même de fabriquer ses magnétos sous le contrôle et selon les spécifications de Springfield. Au niveau économique, le choix de se fournir localement est évident : un démarreur Bijur coûte 40$ alors que le modèle importé par Lucas revient à 216$, taxes comprises, et une magnéto Bosch coûte 35$ contre 92$ pour le modèle importé par Watford. En conséquence, Hives se déclare en faveur du modèle Bosch et le 26° châssis en est équipé. Ce n'est toutefois qu'après le 90° châssis, que la dynamo Bijur est montée, rejointe plus tard par un démarreur de la même marque. Et ce n'est que vers la fin de la production des châssis Silver Ghost à direction à droite que le système électrique passe de 12 à 6 volts avec des composants Westinghouse. Simultanément, la magnéto, appareil typiquement européen, disparaît  pour être remplacée par un allumage à bobine et distributeur, déjà très répandu aux Etats-Unis où son bas prix de revient l'a fait rapidement adopter par tous les constructeurs automobiles.

Hives valide également lors de sa visite la suppression du réservoir d'huile car le nombre de stations service existant aux Etats-Unis rend cet équipement inutile. En revanche, le réservoir d'essence de la version américaine est porté à 25 gallons (95 l) au lieu des 23 (86 l) du modèle anglais.

Le programme de fabrication de carrosseries sur mesure (Rolls-Royce Custom Coach Work).

1921 oxford phaeton ouvert

Oxford Phaeton

Malheureusement, les ventes sont loin de s'emballer. A la fin de l'année 1921, 132 châssis seulement ont quitté l'usine alors que l'objectif de production annuelle a été fixé à 350 ! Une des raisons de ce manque de succès tient au fait que Rolls-Royce ne propose à ses clients que des châssis nus et leur laisse le soin de s'occuper de faire carrosser ce châssis à leur goût. Si cette façon de faire est celle des clients de la marque en Europe, elle ne correspond absolument pas aux pratiques américaines où les clients achètent une voiture qu'ils choisissent sur catalogue ou qu'ils découvrent dans un magasin d'exposition ; ils ne souhaitent pas traiter avec deux négociants pour un seul article !

Rolls-Royce of America décide donc de proposer des voitures complètes pour 1922, et le styliste Oliver Olivier est chargé de dessiner une gamme de carrosseries dans le plus pur style américain en leur donnant des noms britanniques. Olivier dessine 32 modèles (certains ne différant que par des détails infimes) : 10 limousines, 9 Town Car (coupés-chauffeur), 5 sedans, 3 Tourer (que les américains désignent sous l'appellation de Phaeton), 3 cabriolets, 1 coupé et 1 roadster. Huit carrosseries sont désignées par leur nom générique ; Suburban, Limousine, Limousine Brougham, Town Brougham, Sedan, Coupé, Touring, Cabriolet. Vingt sont désignées par un nom anglais : 12 prennent le nom d'une ville (Arundel, Berwick, Canterbury, Chatsworth, Nottingham, Oxford, St Alban, St Stephen, Sudbury, Tilbury, Warwick, Windsor[16]), 7 celui d'un lieu londonien (Buckingham, Mayfair, Paddington, Pall Mall, Piccadilly, Pickwick, Stratford). Deux modèles sont désignés par des noms qui évoquent la Côte d'Azur appréciée par Henry Royce : Riviera[17] et Carlton. Deux autres font référence à la première locomotive à vapeur exploitée commercialement en 1812 : Salamanca (un coupé chauffeur fermé et sa variante découvrable). Enfin, un dernier désigne une partie de la clientèle visée : Playboy, terme qui désigne alors un homme riche qui consacre son temps aux loisirs et aux plaisirs.

La firme ne disposant ni de l'outillage ni du personnel pour fabriquer ses carrosseries, elle sous-traite ce travail à divers carrossiers dans le cadre d'un programme de fabrication de carrosseries sur mesure : le "Rolls-Royce Custom Coachwork"  (RRCCW). Des contrats sont passés pour fournir l'usine en carrosseries "à blanc", c'est-à-dire en carrosseries non peintes, sans finition ni accastillage. Les carrosseries sont fabriquées en lots de 5 à 25 unités avant d'être acheminées vers l'usine où elles sont finies, peintes et montées sur les châssis. Les voitures assemblées subissent alors un essai routier de 150 à 250 kilomètres (ce qui fait qu'avant d'être livrée à son acheteur, une Rolls-Royce a déjà parcouru entre 500 et 550 kilomètres, puisque le châssis a lui-même déjà été essayé sur route). Les carrosseries sont identifiées par une plaque siglée "RRCCW" fixée en bas du côté droit de l'auvent.

Plaque rrcw

Rolls-Royce fait d'abord appel à des carrossiers de Springfield et d'Amesbury[18], mais sans que les registres de l'usine ne les désignent précisément. Le premier carrossier agréé est la New Haven Carriage Company, de New Haven (Connecticut)[19] qui reçoit une commande de 70 carrosseries à fournir sur deux ans. Puis c'est la Smith-Springfield Body Co. de West Springfield (Massachusetts)[20], avec une commande de 61 carrosseries. Cette commande est si importante pour ce carrossier que la plus grande partie de son usine est affectée au programme, et à la fin de l'année, Rolls-Royce of America rachète la société. Les ouvriers de Smith-Springfield forment alors le noyau dur du personnel de l'atelier de carrosseries de Rolls-Royce, qui est installé dans l'usine de l'ancienne Knox Automobile Co. sur Waltham Avenue en 1923. Le directeur des ventes de Smith-Springfield, Newton H. Manning, devient le directeur adjoint de cet atelier qui produit 75 carrosseries sous le label RRCCW.

Des contrats plus importants sont ensuite conclus avec quatre carrossiers de renom. La commande la plus importante est passée avec Merrimac qui fournit plus de 420 carrosseries “à blanc”, principalement ouvertes - torpédos, décapotables et roadsters. La carrosserie la plus populaire de Merrimac pour Rolls-Royce est la torpédo à cinq places Pall Mall, avec 200 exemplaires, loin devant la torpédo "Oxford" produite à 77 exemplaires et le coupé-chauffeur "Mayfair" ou le roadster "Piccadilly" (70 exemplaires chacun).

2926 pall mall by merrimac

Pall Mall, by Merrimac

1924 piccadilly roadster by merrimac

Piccadilly Roadster, by Merrimac, 1924

La société Willoughby & Co. d'Utica (New York)[21] obtient la seconde plus grosse commande du constructeur avec 372 carrosseries ; quelques unes d'entre elles arborent d’ailleurs la plaque du carrossier au lieu de celle de Rolls-Royce Custom Coach Work.

1926 coupe by willoughby

Coupe, by Willoughby

La société Holbrook Co, de Hudson (New York)[22] obtient un contrat pour 135 carrosseries, principalement fermées : coupés-chauffeur, limousines, sedans et landaulets. Comme Willoughby, Holbrook appose sa propre plaque sur quelques unes d'entre elles.

1924 suburban limousine by holbrook

Suburban Limousine, by Holbrook, 1924

La société Locke Co., de New York (New York)[23] participe également au programme en fournissant 28 carrosseries ; la plupart d'entre elles arborent la signature de Locke. Enfin, un dernier contrat est passé en 1925 avec la société Biddle & Smart Co., d'Amesbury (Massachusetts)[24], pour 55 carrosseries.

Parallèlement à ce programme, d'autres carrossiers continuent à oeuvrer à la demande des clients qui le souhaitent. Parmi ceux là, il convient de retenir celui que tous s'accordent à reconnaître comme le meilleur d'entre eux ; Brewster. Distributeur de Rolls-Royce depuis 1907, Brewster participe à sa façon au programme RRCW : il construit les carrosseries selon les dessins de l'usine mais il assure lui-même la finition et la livraison au client. Brewster ne propose que onze modèles du programme RRCW : 2 limousines (Pickwick et Warwick), 5 Town Car (Mayfair, Chatsworth, Riviera, St Alban et St Stephen,), 1 sedan (Nottingham), 1 roadster (Piccadilly) et 2 Convertible Coupé (Stratford et Playboy).

1921 piccadilly roadster by brewster

Piccadilly Roadster, by Brewster

Derham, Fleetwood, LeBaron, G. McNear et F.R. Wood sont les autres carrossiers qui sont choisis par une vingtaine de clients pour réaliser des carrosseries sur le châssis des Silver Ghost de Springfield.

1924 coupe by mcnear

Coupe, by McNear, 1924

Grâce à cette nouvelle stratégie commerciale, les ventes progressent à 230 en 1922 et elles dépassent enfin l'objectif fixé en atteignant 365 en 1923.

Ultime évolution de la Silver Ghost : la conduite à gauche.

Moins anecdotique qu'elle y paraît, une autre raison des difficultés de la Rolls-Royce à faire sa place sur le marché américain tient au fait qu'elle n'est proposée qu'en conduite à droite. Or, même le plus conservateur des constructeurs américains d'alors, Pierce-Arrow, a définitivement adopté la conduite à gauche en 1920. mais ce changement oblige à revoir la géométrie de la direction et à adopter un collecteur d'échappement unique côté gauche du moteur pour que la colonne de direction n'interfère pas avec l'échappement des cylindres arrière. En outre, le changement d'emplacement du volant rend inutilisable le levier de vitesses placé contre la portière : il faut monter un levier central à rotule. Ce nouveau levier de vitesse conduit à changer la boîte de vitesse en raison de la cinématique de commande de boîte ; la boîte à 4 vitesses est alors remplacée par un modèle à 3 rapports. Le passage à la conduite à gauche nécessite donc des études particulières et la fabrication de tous les éléments nécessaires à la transformation. Et la modification doit au préalable être acceptée par Henry Royce lui-même, après avoir subi les critiques de l'usine de Derby. Si la proposition est faite dès 1921, ce n'est qu'en 1925 que la première Rolls-Royce à conduite à gauche fait son apparition (châssis S 101 MK[25]). Attendue depuis quatre ans, cette nouveauté est très appréciée de la clientèle américaine : alors que les ventes étaient retombées à 292 unités en 1924, elles repassent de nouveau au-dessus de l'objectif fixé en atteignant 359 unités en 1925. Certains propriétaires de Silver Ghost à conduite à droite font d'ailleurs transformer leur voiture en conduite à gauche par l'usine ; le châssis est alors complètement révisé et une nouvelle garantie de 3 ans est accordée au propriétaire. Comme l'usine est obligée de démonter la carrosserie pour effectuer l'opération, la plupart des propriétaires en profitent pour en changer. Les châssis révisés sont ainsi envoyés chez Brewster pour être équipés de la carrosserie du cabriolet "Playboy", un changement complet de style puisque la grande majorité des voitures concernées étaient jusqu'alors carrossées en limousine.

1926 playboy roadster by brewster

Playboy Roadster by Brewster, 1926

L'achat de la carrosserie Brewster.

Le 16 avril 1925, débauché par la Worthington Pump and Machinery Corporation[26] pour en prendre la présidence, L.J. Belnap démissionne de Rolls-Royce of America[27]. Il est remplacé par Henry J. Fuller, jusque là directeur général de la société.

En septembre 1925, la firme Brewster est mise en vente. Fondée en 1810, Brewster est le carrossier le plus renommé des Etats-Unis. Brillamment passé à la carrosserie automobile au début du XX° siècle, la firme assure avec succès l'importation de différents constructeurs européens, dont Rolls-Royce, et William Brewster décide de se lancer dans la construction de sa propre automobile en 1916. Malheureusement, la Brewster est un échec commercial, et la société doit affronter d'énormes difficultés financières, amplifiée par sa diversification en 1924 dans l'aéronautique avec la création de la Brewster & Co Aircraft Division. Son implication dans le programme RRCW lui apporte un certain répit, mais insuffisant pour faire face à tous ces créanciers à qui elle doit 1 million ½  de dollars[28]. A l'été 1925, la situation devient intenable et le dépôt de bilan est inévitable.

Rolls-Royce of America voit là une occasion de disposer de nouvelles capacités de production et de s'associer au meilleur spécialiste de la carrosserie américaine de luxe. La firme s'en porte acquéreur en janvier 1926 en s'engageant à rembourser toutes ses dettes à un taux de 5%. Simultanément, elle verse 202.500$[29] à la famille Brewster et reprend son emprunt de 400.000$ à 7%. En échange, William Brewster obtient un siège au conseil d'administration de Springfield en qualité de vice-président ; il prend sa retraite en 1927 mais reste membre du conseil jusqu'en 1930. Cette acquisition permet de réorganiser la distribution de Rolls-Royce à New York. En effet, la firme disposant de son superbe magasin au coin de la 8° Avenue et de la 58° Rue, le magasin de Brewster sur la 5° Avenue est fermé ; son directeur, Charles H. Willmore[30], se voit alors confier la direction de l'usine de Brewster à Long Island City (New York). La firme en profite pour racheter la société de Robert W. Schuette, son autre distributeur new-yorkais et pour fermer son magasin de la 5° Rue. Dès lors, toute la production des carrosseries pour les Rolls-Royce de Springfield est transférée dans les installations de Brewster à Long Island, et une grande partie du personnel de l'usine de Waltham Avenue suit ce transfert. La société met ainsi un terme aux contrats passés avec les autres carrossiers et deux contrats sont arrêtés avant terme : Merrimac ne livre pas 60 carrosseries sur les 420 qui étaient prévus, et Biddle & Smart ne livre que 49 carrosseries sur les 55 prévues. L'usine de Waltham Avenue est ensuite transformée en atelier d'entretien et en magasin de dépôt.

Malheureusement, il apparaît rapidement que la capacité de production de Brewster a été largement surestimée. Une faible partie seulement de sa vaste usine est réellement utilisable pour fabriquer les carrosseries des Silver Ghost. Pire, l'implantation des outillages est telle que les ouvriers doivent travailler à l'étroit alors que de vastes espaces restent inutilisés. Pour remédier à cette situation, on songe à créer une filiale pour l'entretien et la réparation des moteurs d'avion, et à louer les locaux dont Rolls-Royce ne peut pas faire usage.

Passation de flambeau.

La production de la Silver Ghost se poursuit jusqu'à l'été 1926 ; la production de l'année est de 323 unités, ce qui porte la production totale depuis 1921 à 1.701 exemplaires, dont 600 à conduite à gauche. Il est intéressant ce comparer ce résultat aux 6.173 Silver Ghost produites en Angleterre entre 1907 et 1925. L’usine de Springfield a produit en moyenne 284 voitures par an contre 325 pour celle de Derby, soit 13% de moins seulement. Elle peut désormais produire le nouveau modèle fabriqué depuis plus d’un an en Angleterre.

Présentée en 1925 en Angleterre, la nouvelle Phantom[31] constitue une véritable surprise pour le public comme pour le personnel des usines de Rolls-Royce ! Entièrement supervisé par Henry Royce, son développement est un secret bien gardé ; les prototypes effectuent leurs essais uniquement en France où ils réussissent à n'éveiller aucun soupçon. Comme beaucoup de cadres de l'usine de Derby, les ingénieurs chargés de son développement font régulièrement des allées et venues entre l'Angleterre et la résidence de Henry Royce sur la Côte d'Azur, mais comme ces déplacements font partie du quotidien de l'usine, personne n'y fait attention. Ce n'est donc qu'après la présentation officielle de la nouvelle voiture que l'usine de Springfield peut préparer la version américaine. Le circuit électrique est modifié pour passer de 12 en 6 volts, la direction est installée à gauche et la boîte à trois vitesses à commande par levier central prend encore une fois la place de la boîte originale à quatre rapports. Innovation spécifique à Springfield, le nouveau châssis est équipé d'un système de graissage centralisé qui alimente les 44 points de graissage du châssis, de la direction et de la commande de boîte. Ce n'est qu'au bout de 14 mois que toutes les modifications sont validées par Henry Royce ; c’est pour cela que la Phantom américaine n’est présentée qu’en août 1926. Entre-temps, 70 amateurs américains s’en sont fait livrer par leurs propres moyens. Si deux d'entre eux importent des voitures complètes, les autres envoient leur châssis pour être carrossés chez Brewster, c’est à dire chez Rolls-Royce of America ! Les ingénieurs et les ouvriers de l'usine découvrent ainsi le nouveau modèle avant l’heure, et ils ont largement le temps de se former à sa fabrication.

Mécaniquement, la Phantom est une version améliorée de la Silver Ghost. Le moteur est toujours un 6 cylindres en ligne monté en deux groupes de trois, mais l'alésage a été réduit à 108 mm et la course allongée à 139,7 mm pour obtenir une cylindrée de 7.668 cm3 (468 c.i.) permettant d'augmenter la puissance à 100 ch. à 2.250 tr/mn. Le châssis est toujours disponible en deux dimensions ; l'empattement court à 3,64 m (2 cm de moins) et l'empattement long à 3,72 m (10 cm de moins). Extérieurement, outre évidemment la carrosserie, quelques détails différencient les versions anglaises et américaines de la Phantom. A de très rares exceptions près, les modèles de Springfield reçoivent encore des phares de type tambour de fabrication américaine, alors que les voitures de Derby sont dotées d'optiques plus modernes. De même, les voitures d'origine anglaise ne sont pas équipées de pare-chocs (Henry Royce ne les aime pas) contrairement aux versions américaines. Enfin, quasiment tous les modèles américains sont équipés de roues de secours sur les ailes avant, alors qu'à partir de 1928 l'usine de Derby recommande aux carrossiers de ne pas le faire pour assurer une meilleure répartition du poids de la carrosserie sur le châssis. En revanche, contrairement à leurs homologues britanniques, les premières Phantom construites à Springfield n'ont pas de freins à l'avant. En effet, à la suite d'une erreur de fabrication, les essieux amenés sur la chaîne de montage ne sont pas compatibles avec la commande de freinage. Pour éviter des retards de livraison, les 66 premiers châssis quittent l'usine avec des freins aux seules roues arrière. Quelques mois plus tard, ils font tous l'objet d'un rappel à l'usine afin d'en être équipées[32].

1929 york roadster by brewster roues a rayons

York Roadster by Brewster, 1929

Le catalogue des carrosseries proposées pour la Phantom est riche de 54 modèles ! En effet, sur les 32 modèles proposés pour la Silver Ghost, 26 sont adaptés à la Phantom tandis que le responsable du style de Brewster, Carl Beck, réalise 28 nouveaux dessins : 6 limousines, 8 Town Car, 5 sedans, 1 coupé, 1 roadster, 3 Convertible Coupés et 4 tourers. Deux carrosseries de tourer sont désignées par leur nom spécifique ; l'un sous l'appellation française de Torpédo, l'autre sous la désignation de Speedster (quand l'acceptation américaine de ce terme désigne plutôt un roadster sportif). Vingt cinq carrosseries sont désignées par un nom britannique : 13 prennent le nom d'une ville d'Angleterre (Ascott, Croydon, Derby, Dinsdale, Dover, Harwick, Henley, Kenilworth, Keswick, Newmarket, Norwick, Rowdale, York), 6 celui d'un lieu londonien (Lonsdale, Regent, Savoy, St Martin, St Regis[33], Wimbledon), 2 celui d'un titre de comte (Huntington, Marlborough), 2 celui d'un lieu géographique (Avon, Dovedale), 1 celui d'une ville du Pays de Galles (Newport[34]) et 1 celui d'une ville d'Ecosse (St Andrew). Enfin, un modèle est désigné par un nom qui évoque la côte normande : Trouville. Certaines appellations rendent hommage à l'usine mère de Rolls-Royce en adoptant des noms de lieux qui en sont proches (Derby, Dovedale et Rowdale), d'autres résonnent bien aux oreilles des américains (Harwick était le port d'attache du Mayflower, le célèbre navire qui a amené les Pères Pélerins au rocher de Plymouth en 1620 et dont un des dirigeants était un certain William Brewster). Malgré ce vaste choix, quelques clients préfèrent confier leur châssis à un autre carrossier. Quatre d'entre eux peuvent ainsi faire valoir leur savoir faire sur ce châssis : Derham (2 châssis), Fleetwood (4), Murphy (15) et Hibbard & Darrin (35).

1929 ascot phaeton by brewster

Ascot Phaeton by Brewster, 1929

La nouvelle voiture est bien accueillie et la production de 1927 atteint 340 exemplaires, un niveau très proche de l'objectif toujours maintenu à 350 unités. Mais le volume tombe à 275 unités en 1928 puis à 251 en 1929, année où John S. Inskip, le directeur du bureau des ventes de Rolls-Royce à New York, est nommé vice-président de la société, responsable des ventes puis responsable des activités de carrosseries. L'atelier d'entretien du magasin Rolls-Royce de Manhattan est fermé et l'usine de Long Island devient le seul atelier de maintenance de Rolls-Royce pour New York.

Arrêt des opérations américaines.

A ce moment, l'usine de Springfield a produit 866 Phantom, soit une moyenne annuelle de 289 unités. Or l'usine de Derby a produit 2.212 exemplaires depuis 1925, soit une moyenne de 442 unités par an. Springfield a donc réussi à conserver son niveau de production, mais l'écart entre les deux usines s'est fortement creusé du fait d'une plus grande production en Europe et Springfield produit désormais 35% de voitures de moins que Derby ; l'investissement consenti pour ré-outiller l'usine de Springfield n'arrive pas à être amorti par une production aussi limitée. Il convient alors de comprendre pourquoi Springfield n'a pas réussi à accroître sa production comme a pu le faire Derby.

Au milieu de années 1920, le marché américain voit apparaître une classe moyenne désireuse d'automobiles pour laquelle les constructeurs généralistes américains proposent des voitures de meilleure qualité, au confort amélioré, équipées de solides moteurs à 6 cylindres et d'un vaste choix de carrosseries. Les constructeurs de luxe présentent quant à eux des moteurs à 8 cylindres, en ligne (Duesenberg, Packard) ou en V (Cadillac, Lincoln). Avec cet accroissement de l'offre, la part de marché de Rolls-Royce of America s'effondre littéralement. Quand l'usine de Derby présente la Phantom II, une version plus puissante (120 ch.) de la Phantom qui reprend les empattements de la Silver Ghost (3,66 m et 3,81 m), elle en a déjà développé la version à conduite à gauche de façon à répondre au développement de ses ventes à l’exportation. Et certaines modifications effectuées à Springfield sont prises en compte sur le nouveau modèle. Il apparaît alors, d'un point de vue technique, que le nouveau modèle peut être exporté tel quel aux Etats-Unis et qu'il n'a pas besoin d'être fabriqué sur place.

La décision tombe, inéluctable : l'usine de Springfield ne sera pas ré-outillée pour produire la Phantom II. La production est maintenue jusqu'à l'épuisement du stock des pièces et Henry Fuller doit réorganiser Rolls-Royce of America en vue de sa liquidation. Les cadres et les employés commencent à quitter l'usine ; Maurice Olley rejoint la General Motors, où il poursuit une carrière remarquable. Le stock des pièces permet de maintenir une production autour d'une centaine de châssis par an jusqu'en 1932, et elle s'achève avec 41 unités en 1933. La production totale est ainsi de 1.290 Phantom. Pendant ce temps, l'usine de Derby exporte des châssis de Phantom II aux Etats-Unis (73 en 1931 et 14 en 1932) pour les faire carrosser dans l'usine Brewster de Long island, sous les références des séries AJS et AMS (la lettre A indiquant leur destination finale, l'Amérique).

La fin de l'aventure.

En 1934, la société est réorganisée et Brewster reprend son autonomie. John S. Inskip la transforme en Springfield Manufacturing Corporation et obtient le contrat de fabrication de la nouvelle voiture Brewster dessinée par Carl Beck sur la base du châssis Ford allongé de 15 pouces (38 cm)[35]. La voiture est présentée dans le showroom Rolls-Royce de New York, au prix de 3.500$.

1936brewster

Bien qu'Inskip annonce une production de 300 voitures entre 1934 et 1936, les registres de Ford n'indiquent la livraison que de 135 châssis V8 à Springfield[36] ! La première voiture, présentée au salon de New York de 1934, est achetée par Edsel Ford en personne. Fidèle à sa tradition du sur mesure, Brewster propose le modèle sous trois formes. La grande majorité est établie sur le châssis Ford allongé, avec une calandre distinctive en forme de cœur et des ailes avant évasées ; la plupart sont des coupés-chauffeurs, mais un certain nombre sont carrossées en limousine, 12 en sedan découvrable et 8 en cabriolet. Le reste de la production se réparti en deux groupes. Une douzaine de voitures, surnommées 'Budget Brewster', sont établies sur des châssis Ford de série, la voiture conservant la calandre et les ailes des Ford. Les autres sont montées sur d'autres châssis que des Ford, comme la Buick Limited Model 91 Town Car de 1936. Enfin, certains clients font transférer leur carrosserie Brewster sur de nouveaux châssis après la fin de la production. Il existe ainsi un coupé de ville Brewster sur un châssis Rolls-Royce Wraith de 1939 et un autre sur châssis de Buick Limited Model 90 de 1939. Un client fait même recarrosser sa Brewster en break à flancs en bois (woodie wagon).

Malheureusement, la production n'est pas suffisante pour maintenir une activité rentable. En juillet 1935, la société est déclarée en faillite et elle est liquidée en juin 1936. Ses avoirs sont rachetés par Dallas E. Winslow, qui s'était déjà portée acquéreur des avoirs de Pierce-Arrow et de Franklin. Winslow rebaptise la société Brewster & Company Inc. et il fusionne les activités d'entretien des Pierce-Arrow et des Rolls-Royce dans les locaux de Brewster à New York. Le 18 août 1937, il revend tout aux enchères, et John Inskip fait la meilleure offre pour le stock des pièces détachées de Rolls-Royce ainsi que pour quelques châssis Rolls-Royce et quelques carrosseries Brewster. Sa nouvelle société, la J.S. Inskip Inc. devient le représentant de Rolls-Royce à New York ; il réembauche quelques uns des ses anciens employés[37] et propose des carrosseries sur mesure à ses clients.

Epilogue.

L'idée de construire des voitures aux Etats-Unis pour ne pas payer de droits de douane était une bonne idée dans les années 1910 et la production américaine de Rolls-Royce a fini par être rentable au milieu des années 1920. Malheureusement, à ce moment, le postulat n’est plus d’actualité ; ceux qui peuvent s’offrir une telle voiture ne lésinent pas sur son tarif, et ceux qui n’en ont pas les moyens peuvent désormais s’offrir une 6 Cylindres chez Chevrolet ou chez Chrysler, ou une 8 Cylindres chez Cadillac, Packard ou Lincoln. L’aventure américaine de Rolls-Royce en tant que constructeur n’a plus de raison d’être, et son principal initiateur, Claude Johnson, disparu prématurément en 1926, n’est plus là pour la défendre.

En dix courtes années d’activité, l’usine de Springfield a cependant réussi à faire des deux modèles qu’elle a produits des voitures américaines à part entière. Il convient en effet de considérer les modifications techniques qui ont été apportées au châssis, notamment à partir de 1925 quand l’implantation de la conduite à gauche en change profondément la structure. Mais surtout, il convient de considérer le choix l’usine de constituer une gamme complète de modèles originaux et de s’associer aux carrossiers Brewster, Locke, Merrimac et Willoughby. Les exigences demandées par Rolls-Royce vont d’ailleurs influencer durablement les dessinateurs, les ouvriers et les responsables de ces maisons qui essaiment leur savoir faire au profit des grandes marques au cours de l’âge d’or de la carrosserie américaine des années 1930.



[1] Charles Stuart Rolls (1877-1910), fondateur de la société avec Frederick Henry Royce (1863-1933) en 1906.

[2] Deuxième épreuve du non, courue sur l'Île de Man le 27 septembre 1906, et remportée par C.S. Rolls sur la Rolls-Royce 20 HP, châssis n° 26350, surnommée "Gey Ghost" (le fantôme gris) en 4h06mn à la vitesse moyenne de 64 km/h, devant les deux seuls autres rescapés sur 49 inscrits et 29 partants.

[3] Le ‘Five Miles Silver Trophy’ (trophée d'argent des huit kilomètres), une course pour  voitures de 25 HP.

[4] Passion qui lui coûtera la vie au cours d'un vol effectué à Bournemouth le 12 juillet 1910.

[5] Fondée à Manchester en 1906, Rolls-Royce s'installe à Derby en 1908, avec son siège social à Londres. La production des voitures est transférée à Crewe en 1946, l'usine de Derby étant dédiée à la division aéronautique. Racheté par BMW, Rolls-Royce s'installe à Goodwood en 2003, l'usine de Crewe devenant la propriété de Volkswagen qui y poursuit la production des Bentley.

[6] Claude Goodman Johnson (1864-1926), secrétaire du Royal Automobile Club de 1900 à 1903, constructeur malheureux de voitures électriques, puis directeur général de Rolls-Royce de 1906 à sa mort le 11 avril 1926 dès suites d'une pneumonie contractée en attendant  à l'entrée de l'église lors du mariage de sa nièce.

[7] Après avoir construit 50 moteurs V8 sous licence Renault en 1914, Rolls-Royce développe son premier moteur d'avion en 1915, l'Eagle, un V12 de 20,3 l et 250 ch. Il est suivi du 6 cylindres Hawk (7,4 l et 75 ch.), du V12 Falcon (14,2 l et 190 ch.) et, juste avant la fin de la guerre, du V12 Condor (35 l et 675 ch.).

[8] D'autres constructeurs européens sont également contactés, comme Bugatti, dont le moteur à 8 cylindres en ligne servira de modèle aux frères Duesenberg qui sont chargés de sa fabrication aux Etats-Unis.

[9] Maurice Olley (1889-1983) est recruté en 1912 et il devient un collaborateur personnel de Henry Royce.

[10] Le vol est réalisé entre Terre Neuve et l'Irlande (3.500 km) en 15h57mn à une vitesse moyenne de 190 km/h.

[11] Pendant l'existence de l'usine, aucun ouvrier ne se syndiqua, et il n'y eu aucun conflit à propos des salaires.

[12] "The American Rolls-Royce : a comprehensive history of Rolls-Royce of America, Inc.", éditions Mowbray Co., 1976 (239 pages).

[13] Société créée en 1919 comme filiale du carrossier Judkins, pour répondre à une commande de carrosseries découvertes pour Mercer.

[14] Déjà implantée aux Etats-Unis, Bosch est la seule société à s'engager par contrat à assurer la fourniture et l'entretien de ses équipements.

[15] H. Royce s'est fait construire une villa au Canadel (commune de Rayol-Canadel-sur-mer, 83820) en 1910.

[16] Appellation reprise par Chrysler de 1939 à 1961 (et jusqu'en 1966 au Canada) pour désigner sa série supérieure.

[17] Appellation reprise par GM pour le coupé hardtop de Buick en 1949.

[18] Ville située au nord de Boston, à 200 km de Springfield.

[19] Société créée par les frères George et Harry Holcombe en 1886 et où le carrossier Hermann A. Brunn fait ses débuts comme dessinateur. Elle perd son principal client, Locomobile, en 1922, et malgré les commandes de Rolls-Royce of America, elle ferme ses portes en 1924.

[20] Société fondée par les frères Hinsdale et Arthur Smith en 1918, et qui fait appel au styliste Ray Dietrich (de chez LeBaron) pendant un mois pour finaliser les dessins des carrosseries à livrer à Rolls-Royce of America.

[21] Un des plus grands carrossiers des Etats-Unis, fondé en 1899 par Edward R. Willoughby (1850-1913) par la reprise de l'Utica Carriage Co. alors en faillite.

[22] Société fondée par Harry F. Holbrook et John Graham en 1908 à New Brunswick (New Jersey) et qui s'installe à Hudson en 1921. Spécialisé dans les carrosseries fermées, Holbrook obtient des contrats similaires avec Lincoln et Packard.

[23] Société fondée en 1903 par Justus Vinton Locke et installée au 453 de la 56° rue est, au coin de la 1° avenue. Elle est le distributeur de la firme française Hotchkiss à New York.

[24] Société fondée par Eugene Biddle

[25] Tous les numéros de châssis de Rolls-Royce of America débutent par la lettre S, pour Springfield.

[26] Issue de la société fondée en 1840 par Henry Rossiter Worthington (1816-1880), cette corporation est crée en 1916 par la fusion de sept constructeurs de pompes et de compresseurs américains. En 1967, elle fusionne avec Studebaker. Elle est rachetée en 1979 par la société McGrraw-Edison et en devient la Worthington Division. En 1985, McGraw-Edison passe sous le contrôle de Cooper Industries, et la Worthington Division est cédée à la Dresser Industries. La division existe toujours aujourd'hui, mais elle est localisée à Atlanta (Géorgie).

[27] Il retourne au Canada dans les années 1930 pour prendre la présidence de la Consolidated Paper Corporation à Montréal.

[28] L'équivalent de 70 millions d'euros actuels.

[29] L'équivalent de 10 millions d'euros actuels.

[30] Charles Willmore (1883-1975) est rentré chez Brewster en 1898 comme garçon de bureau.

[31] Elle sera désignée ultérieurement sous le nom de Phantom I.

[32] Ce qui constitue vraisemblablement le premier rappel officiel de la marque !

[33] Appellation reprise une  première fois par Chrysler en 1956 pour désigner une finition haut de gamme de la New Yorker, puis un deuxième fois entre 1974 et 1978 pour désigner la finition haut de gamme du coupé New Yorker avant d'être attribuée à la version de la New Yorker chez Dodge de 1979 à 1981.

[34] Appellation reprise par Chrysler en 1940 pour désigner une voiture de salon à carrosserie de phaéton, puis en 1949 et 1950 pour désigner les versions coupé hardtop de ses séries et enfin de 1961 à 1981 pour désigner la version de base de la New Yorker. Il convient cependant de noter que pour Chrysler, l'appellation de Newport est un hommage à la ville de Newport, dans le Massachusetts.

[35] Une dimension qui lui permet d'être montée sur d'autres châssis comme ceux des Lincoln, Buick et Cadillac.

[36] Selon la Brewster Car Society, 39 voitures existent encore aujourd'hui.

[37] Après la guerre, John Inskip développe sa société à travers les Etats-Unis. A sa mort en 1961, son gendre reprend l'affaire et il cesse d'importer des Rolls-Royce en 1967 au profit d'autres marques européennes (dont Bentley) puis, dans les années 1990, japonaises. Rachetée par Roger Penske, et réduite à sa seule succursale du Rhode Island, la firme existe encore aujourd'hui sous la dénomination de Inskip's Warwick AutoMall.