Introduction

La plupart des historiens de l’automobile considèrent le début des années 1930 comme celui de l’âge d’or de l’automobile américaine. Des voitures délirantes aux moteurs à douze ou seize cylindres, aux carrosseries réalisées par les plus grands carrossiers, achetées par les clients les plus fortunés et à des prix déraisonnables envahissent le marché… Duesenberg, Packard, Pierce-Arrow, Marmon, Franklin, Lincoln, Cadillac, Auburn, Stutz et bien d’autres produisent de véritables « sculptures roulantes » pour reprendre l’expression de Gordon Buehrig qui en a dessiné parmi les plus belles.

Gordon m buehrig

Il a toujours semblé surprenant que ces « super-voitures » soient apparues pendant la grande crise économique qui a suivi le krach de Wall Street d’octobre 1929. C’est oublier un peu vite que la mise sur le marché d’une voiture est le résultat de longues années d’études et d’essais en tout genre. Les grandes voitures américaines à moteur V12 et V16 des années 1930 sont d’abord le résultat d’une course à la puissance et au luxe incroyable qui a démarré au milieu des années 1920 et qui marque l’apogée d’une période de croissance exceptionnelle du marché américain.

 

Des origines populaires.

Dès son origine, l’automobile américaine est conçue de façon pratique et populaire, contrairement à son homologue européenne destinée principalement aux classes privilégiées de la société. Ses créateurs sont en effet d’anciens fermiers reconvertis en mécaniciens et, comme Ransom Elie Olds, Henry M. Leland ou Henry Ford, ils la développent pour qu’elle soit utilisable par le plus grand nombre. Et quand un conducteur n’est pas satisfait de la voiture construite par un autre, il devient lui-même constructeur, à l’instar de James Ward Packard en 1899. Cet état d’esprit entraîne l’apparition d’une multitude de constructeurs entre 1890 et 1900, et très rapidement, les Etats Unis deviennent le premier producteur d’automobiles au monde. Cette concurrence exacerbée est à l’origine d’un progrès technique plus rapide qu’en Europe, en particulier dans le domaine de la production de masse. Dès 1901, Olds installe une chaîne de montage pour construire sa Curved Dash, en 1907, Cadillac utilise des pièces interchangeables, et en 1908, Ford combine les deux pour fabriquer en très grande série son Model T.

Ford et son model t

Peu affectés par la Première Guerre Mondiale (les Etats Unis ne s’y engagent qu’en 1917), les constructeurs américains prennent une avance considérable sur leurs concurrents européens, forcés d’arrêter toute production pendant quatre ans. Soucieux que ses ouvriers achètent les voitures qu’ils produisent, Henry Ford double leur salaire en 1914 … et la production de sa Ford T. Rapidement, les autres constructeurs lui emboîtent le pas et ce progrès social permet l’épanouissement d’une importante classe moyenne. Avec une progression exponentielle de la production, le nombre de constructeurs augmente encore. Parmi eux, se retrouvent de nombreux compagnons de route des premiers constructeurs du début du siècle : ainsi, John (1864-1920) et Horace (1868-1920) Dodge, jusque là sous-traitants de Ford, qui deviennent constructeurs d’automobiles en 1914, Charles W. Nash (1864-1948) qui, après avoir aidé David D. Buick à créer sa marque avec William C. Durant et être devenu directeur général de la GM, rachète la firme Jeffery qu’il rebaptise Nash en 1917, Childe Harold Wills (1878-1940) qui quitte Ford en 1919 pour construire la Wills Sainte Claire ou Walter Percy Chrysler (1875-1940) qui quitte la GM en 1920 après y avoir travaillé pendant 9 ans,  pour prendre la direction de Willys-Overland puis de Maxwell-Chalmers avant de lancer sa première « Chrysler » en 1924.

1924 chrysler

Les années 20 rugissantes.

Au début des années 1920, l’industrie automobile américaine poursuit donc son développement dans le droit fil des années qui viennent de s’écouler. Malgré un léger essoufflement en 1921, l’économie repart de plus belle et la croissance se poursuit au rythme de plus de 3 % par an. Les immatriculations de voitures augmentent quant à elles de façon vertigineuse, passant de 0,9 million de véhicules en 1912 à 26,7 millions en 1929. En 1929, plus de cinq millions d’automobiles sont produites à Detroit, dans une ville où un ouvrier sur deux travaille à les construire et qui est alors le premier centre industriel des États-Unis. A ce moment là, un Américain sur cinq possède une voiture ; un taux d'équipement que la France n’atteint que quarante ans plus tard. Cette période de croissance exceptionnelle permet aux plus audacieux de constituer de véritables empires industriels ; le plus fameux d’entre eux reste Erret Lobban Cord (1897-1974) qui, entre 1924 et 1930, prend le contrôle des firmes Auburn, Duesenberg, Lycoming, Ansted, LaGrande, Checker, des chantiers navals de New York et d’American Airlines pour constituer un groupe dont la capitalisation boursière est presque équivalente à celle de la GM.

Errett lobban cord

Au cours de ce que les américains appellent les « Roaring Twenties » (les années 20 rugissantes), le marché automobile américain connaît sa première grande mutation. De 1908 à 1927, la Ford T représente plus de 52 % de la production automobile américaine. Grâce à une politique de réduction des coûts, Ford est parvenu à baisser le prix de sa voiture de 825 $ en 1909 à 265 $ en 1927, ce qui représente 2 mois de salaire pour un de ses ouvriers. La Ford T met « l’Amérique sur les roues », mais après avoir connu une croissance quasi ininterrompue entre 1908 et 1922 (année où elle est fabriquée à plus de 2 millions d’exemplaires), elle voit sa production stagner jusqu’en 1925 avant de chuter en 1926 sous l’assaut de nouvelles concurrentes, la Chevrolet et la Plymouth Model U … ainsi baptisée pour bien indiquer qu’elle veut la remplacer ! Et les autres constructeurs ne se contentent plus de n’avoir qu’un seul modèle à proposer. Alfred P. Sloan, le président de GM, démultiplie ses marques en créant des « marques compagnon », Walter Chrysler crée deux nouvelles divisions, Plymouth et DeSoto, et Charles Nash lance la marque Ajax. L’offre pour une voiture économique est ainsi démultipliée, ce qui permet à un nombre encore plus important d’américains d’avoir accès à l’automobile. L’automobile est devenue un produit de grande consommation et les acheteurs veulent pouvoir se distinguer de leurs voisins.

Rue 2

Le début de l’ère classique.

Cette évolution du marché entraîne une évolution similaire du marché de l’automobile de luxe. Les voitures économiques devenant de plus en plus confortables et performantes, les constructeurs de voitures de luxe doivent rendre leurs voitures encore plus exclusives pour conserver leur rang. C’est ainsi qu’au milieu de la décennie, Lawrence P. Fisher, le nouveau directeur général de Cadillac, demande à ses ingénieurs de développer une voiture encore plus luxueuse que la Cadillac V8,  qu’Erret Lobban Cord demande aux frères Duesenberg de concevoir la meilleure voiture qu’ils puissent concevoir et qu’Edsel Ford explique que si son père a construit la voiture la plus vendue au monde avec la Ford T, il rêve lui de construire la plus belle voiture du monde avec la Lincoln (que Ford a racheté en 1921).

Edsel ford

Ce mouvement va au-delà d’un simple développement de nouvelles voitures. Il s’agit en fait d’une réinvention complète de l’automobile. Pendant que les motoristes développent des moteurs multicylindres et des culasses multisoupapes, les carrossiers conçoivent des nouvelles méthodes de fabrication des carrosseries et un nouveau métier apparaît avec les « designers ».

A cette époque, la plupart des voitures de luxe sont équipées de moteurs à six ou à huit cylindres dont la cylindrée augmente sans cesse au fur et à mesure des années. Le but est d’obtenir une puissance convenable avec les faibles taux de compression d’alors. Malheureusement, ces plus grosses cylindrées amplifient les vibrations internes du moteur qui résultent des nombreuses forces de combustion. Réduire les bruits, les vibrations et la fatigue des passagers devient alors un véritable casse-tête technologique. La solution trouvée par les motoristes est d’augmenter le nombre de cylindres de façon à augmenter le couple moteur et rendre le moteur plus souple. Parallèlement, la fabrication des carrosseries connaît un progrès important avec l’apparition des carrosseries tout acier de la firme Budd et l’abandon des structures en bois. Enfin, sous la houlette du jeune Harley J. Earl, le dessin des voitures se conçoit désormais de façon globale et non plus comme un ajout sur un châssis qui conserve le capot, les phares et les ailes tels que le constructeur les propose « en série ».

Harley j earl

A la fin des années 1920, rien ne semble donc empêcher la venue d’une nouvelle ère de progrès et de bénéfices ; aux salons de 1929, le public découvre successivement la Duesenberg Model J, la Pierce-Arrow Eight, l’Auburn Cabin Speedster et les Cord et Ruxton à traction avant. En janvier 1930, Cadillac présente son Model 452 à moteur 16 cylindres, épaulé à partir du mois de septembre par le Model 370 à moteur 12 cylindres, et concurrencé par la Marmon. Et en 1932, c’est une nuée de 12 cylindres qui envahit le marché avec les modèles de Packard, Lincoln, Franklin, Pierce-Arrow et Auburn. Pour habiller ces mécaniques sublimes, les constructeurs font appel au talent des stylistes comme Harley J. Earl, Amos Northup, Gordon Buerhig, Alexis de Sakhnoffsky, Walter Teague ou Bob Gregorie et au savoir faire des carrossiers comme Backer, Bohmann & Schwartz, Brunn, Derham, Dietrich, Judkins, LaGrande, LeBaron, Locke, Murphy, Rollston, Walker, Willoughby.

Mais la crise économique qui éclate le jeudi 24 octobre 1929 (le jeudi noir) va finir par mettre un terme à cette épopée. Même les personnes assez fortunées par acheter ces joyaux automobiles vont subir les effets de cette crise et finissent par se détourner de ces symboles ostentatoires du luxe pour se tourner vers des voitures plus sages … Trois constructeurs seulement survivront à cette crise. Les autres ont écrit quelques unes des plus belles pages de l’histoire de l’automobile américaine.