Duesenberg

Fred and august 

 La famille Duesenberg est originaire de Lippe, en Allemagne, où Frederick naît en 1876 et August en 1879. Les Duesenberg émigrent vers les Etats Unis au milieu des années 1880. Une dizaine d’années se passent et Fred et August se lancent dans la construction de bicyclettes. Vers 1900, ils construisent un moteur à explosion qui permet à Fred de trouver un emploi à Kenosha (Wisconsin), à la Thomas B. Jeffery Company, qui se lance dans la construction d’automobiles. Les deux frères se retrouvent en 1906, à Des Moines (Iowa) où un certain Mason leur demande de construire une voiture ; un runabout à deux places avec un moteur bicylindre de 24 chevaux, vendu 1 250 $. En 1910, la gamme comprend dix modèles propulsés par le bicylindre ou par un quatre cylindres, mais la société est rachetée par Fred Maytag qui transfère la production à Waterloo (Iowa). Fred dessine alors un autre moteur à quatre cylindres pour un modèle de course qui est présenté sous la marque « Mason-Duesenberg », Mason soutenant encore le département compétition de la firme; c’est d’ailleurs son fils Georges qui pilote la voiture à Indianapolis cette année là.

En 1914, les frères Duesenberg quittent la société et s’installent à St Paul-Mineapolis (Wisconsin-Minnesota) pour se consacrer à la compétition en créant la Duesenberg Motor Company. Très vite, ils acquièrent une solide réputation et de grands pilotes courent sur Duesenberg comme Eddie Rickenbacker, Ralph Mulford, Willie Haupt et Tommy Milton. En 1916, Fred conçoit une culasse à quatre soupapes par cylindre et un système de freinage hydraulique. La même année, Duesenberg est choisi par le gouvernement américain pour fabriquer le moteur d’avion Bugatti à 16 cylindres en U, composé de deux 8 cylindres placés côte à côte et disposant du même vilebrequin. Pour honorer ce contrat, ils s’installent dans une nouvelle usine, à Elizabeth (New Jersey) où ils fabriquent 400 moteurs entre 1918 et 1919.

Bugatti u s sixteen cylinder aircraft engines u 16

A l’échéance du contrat, les Duesenberg vendent leur usine à John North Willys et ils reprennent la fabrication de voitures de course. Ils développent alors un nouveau moteur inspiré du moteur Bugatti, un 8 cylindres en ligne de 4,26 litres. Pour la saison 1920, Duesenberg construit une série de voitures de course à moteur à 8 cylindres en ligne de 3 litres développant 115 chevaux. Performantes, ces voitures peuvent rouler à près de 185 km/h. Parallèlement, ils construisent une voiture pour battre le record de vitesse sur terre. Equipée de deux 8 cylindres de 4,9 litres montés côte à côte, la voiture atteint 251,085 km/h le 27 avril 1920 à Daytona, aux mains de Tommy Milton. Avec la vente de la licence de leur 4 cylindres à la société Rochester Motors, ils s’installent alors à Indianapolis dans une usine flambant neuve.

Duesenberg automobiles and motors company 1921 headquarters indianapolis indiana

Ils peuvent ainsi utiliser le célèbre circuit pour les essais de leurs modèles et ils restent au contact de leurs principaux concurrents, Indianapolis étant le deuxième centre de production automobile après Detroit.

Workers at new duesenberg assembly plant in indianapolis

Pendant les six années qui suivent, Duesenberg devient le porte-drapeau du sport automobile américain. En 1921, la firme remporte 8 des 9 plus importantes épreuves américains sur « speedways » et réussit, avec Jimmy Murphy, à remporter la victoire au Grand Prix de France.

Gp de france 1921

Elle remporte les 500 miles d’Indianapolis à 3 reprises, en 1924, 1925 et 1927. En 1927, Duesenberg triomphe sur l’ensemble du championnat américain. En Europe, quelques clients courent sur Duesenberg, dont Enzo Ferrari, qui fait courir une Duesenberg 3 litres peinte aux couleurs de la Scuderia, au Grand Prix d’Italie de 1933, à Monza

Model a

Mais en 1920, un autre projet tient à coeur les frères Duesenberg; la construction de leur première voiture de tourisme. Entièrement dérivé des modèles de course, la "8 Cylindres en ligne Duesenberg" (Duesenberg Straight-8, qui sera dénomée 'Model A' a posteriori après la présentation du Model J) est construit autour d’un moteur à 8 cylindres en ligne de 4 254 cm3 (73 mm x 127 mm), à soupapes en tête, développant 88 chevaux.

1919 duesenberg early chassis and entire crew

Première voiture américaine à moteur 8 cylindres en ligne, la Duesenberg est également la première voiture au monde équipée de freins hydrauliques aux quatre roues. Carrossée en roadster, elle file à 145 km/h. Le prix du châssis nu est fixé à 6.500 $. En six années de carrière, le 'Model A' est construit à moins de 500 exemplaires. Si les frères Duesenberg sont d’excellents ingénieurs, ils sont de très mauvais financiers et l’heure des bilans sonne en 1926. Ils décident alors de faire appel à Erret L. Cord, qui vient de se rendre célèbre en sauvant Moon et Auburn d’une mort certaine. En rachetant Duesenberg, Cord décide d’en faire sa marque de prestige et il laisse les frères Duesenberg s’occuper de l’ingénierie. En revanche, il décide de changer totalement le style des carrosseries. Il demande donc aux Duesenberg de développer un nouveau modèle qui puisse rivaliser et surpasser tout ce que le monde fait de mieux à ce moment, que ce soit du point de vue mécanique, puissance, vitesse, style et prestige ! En attendant, Cord fait améliorer le Model A qui devient Model X en 1927. Le moteur est poussé à 100 chevaux, le châssis est allongé et la voiture franchit le cap magique des 100 miles à l’heure (160,9 km/h). Malgré une ligne plus agréable, le Model X ne correspond pas encore aux critères de la nouvelle voiture : 12 exemplaires seulement sont construits.

1927 duesenberg model x 4 door sedan green fvl 

 

La meilleure voiture du monde.

La Duesenberg Model J est présentée au salon de New York en décembre 1928. Erret Loban Cord et Frederick Samuel Duesenberg l’annoncent comme « la réponse donnée à la riche Amérique dans sa quête perpétuelle à ce que la technologie moderne et le génie artistique peuvent donner de meilleur ». Ils précisent qu’ils ont « arraché d’un futur éloigné une automobile d’une supériorité incomparable à n’importe quelle autre voiture qui peut être construite aujourd’hui ». En un mot, ils viennent de créer « la meilleure voiture du monde »! Et c’est vrai.

La Duesenberg J est propulsée par un superbe moteur à 8 cylindres en ligne, dessiné par Fred Duesenberg et construit par Lycoming, le motoriste du groupe Cord. Avec une cylindrée de 6 883 cm3 (95 mm x 120,6 mm), un taux de compression de 5.2:1, deux arbres à cames en tête, quatre soupapes par cylindre et des chambres de combustion hémisphériques, il développe 265 chevaux à 4.200 tr/mn, soit deux fois plus qu’aucune autre voiture américaine de tourisme d’alors (le 8 cylindres en ligne de 6 litres à soupapes latérales de Chrysler qui fournit 125 chevaux à 3 200 tr/mn).

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Le moteur est alimenté par un carburateur Shelber Duplex à double corps qui puise l’essence d’un réservoir de 105 litres grâce à deux pompes électriques. Les bielles sont en duralumin et les pistons en aluminium, comme la pompe à eau, les carters du différentiel, de la boîte de vitesse et du bloc-moteur lui-même, les couvres chaînes de distribution, les tubulures d’admission, les sabots de freins et le réservoir d’essence. L’allumage est à 6 volts et le distributeur est entraîné par un arbre à cames entre le 4° et le 5° cylindre. Tous les accessoires sont finis en acier brossé, en chrome ou en nickel. Le bloc est verni en vert brillant!

Le tout repose sur des silentblocs montés sur un châssis d’une rigidité exceptionnelle. Les pontons de la structure ont une épaisseur de 216 mm et une largeur de 63,5 mm. Ils sont renforcés par six traverses cruciformes secondées par une barre diagonale qui fortifie l’ensemble. Les freins sont, bien sûr, hydrauliques mais surdimensionnés pour pouvoir arrêter de lourdes limousines; ils seront assistés dès 1929. Un dispositif manuel permet de régler la puissance du freinage depuis le tableau de bord. La boîte de vitesse est classique, à trois rapports, non synchronisée. L’embrayage est multi disque, le pont arrière hypoïde. Même classicisme pour la suspension, assurée par des ressorts semi elliptiques. La colonne de direction et le tableau de bord font appel eux aussi à l’aluminium. Si ce n’est sa carrosserie, on pourrait prendre cette Duesenberg pour une véritable voiture de course...

On retrouve ce même esprit à l’intérieur, dans un habitacle opulent mais fonctionnel. Les leviers du frein à main et de la boîte de vitesse, chromés, sont longs et élancés, à la mode européenne. Le tableau de bord est l’un des plus beaux et des mieux conçus jamais vu dans une voiture. Il dispose d’un équipement comme on ne verra jamais ailleurs. A sa gauche, on trouve la jauge de pression d’huile, le témoin de lubrification du châssis et la jauge du réservoir de lubrifiant. Au centre, il y a deux rangs de cadrans superposés. Sur le rang supérieur, en partant de la gauche, on trouve le bouton du démarreur, la jauge de pression des freins, une montre chronomètre à calendrier incorporé, la jauge de pression d’huile moteur, un altimètre et les lumières d’éclairage du tableau de bord. Sur le rang inférieur, en partant de la droite, on découvre l’ampèremètre, le compteur de vitesse gradué jusqu’à 150 mph (240 cm/h) à totalisateur complet et journalier, la jauge à essence, le compte tour gradué jusqu’à 5.000 tr/mn et le thermomètre d’eau, plus toute une série de boutons et de témoins lumineux allant du starter à l’indicateur de direction, du niveau de batterie à celui du moteur. Tous ces cadrans sont fabriqués, sur les directives de l’usine, par la firme Stewart, sauf la montre qui est construite par Jaeger.

En fait, cette luxueuse voiture est traitée comme une voiture de course, et toute anomalie doit être immédiatement perceptible aux yeux du conducteur. Celui-ci dispose donc de toute une série de voyants lumineux reliés à un ensemble de chronomètres, de capteurs, de régleurs et de distributeurs qui sont commandés par une « boîte de réglage » placée sous le capot. Ainsi, tous les 75 miles (120 km), la boîte fait lubrifier automatiquement les points à graisser du châssis ; un voyant rouge s’allume pour indiquer le bon fonctionnement du système, un voyant vert s’allumant quand le réservoir de lubrifiant doit être rempli (ce sont les voyants placés à gauche du tableau de bord). Tous les 700 miles (1 126 km), un troisième voyant indique de changer l’huile du moteur, et tous les 1 400 miles (2 253 km), une quatrième lampe agit comme aide-mémoire pour faire le plein d’eau de la batterie. Cela illustre le souci de perfection de Fred Duesenberg qui veut que sa voiture soit supérieure aux autres dans tous les domaines.

Lot 260 1929 duesenberg model j convertible sedan photo credit darin schnabel 2010 courtesy of rm

Si la mécanique de la Duesenberg est étroitement dérivée de la compétition, la plupart de ses carrosseries sont des carrosses de grand luxe qui font appel aux plus beaux bois, aux plus beaux cuirs et aux plus beaux tissus que l’on puisse trouver. Les plus grands carrossiers sont mis à contribution, en Amérique, avec Backer, chronomètre & Schwartz, chronomètre, disque, Dietrich, Judkins, Le Baron, Murphy, Rollston, Walker, Wiloughby, comme en Europe avec Castagna, D’Ieteren, Fernandez, Franay, Graber, Gurney Nutting, Hibbard & Darrin, Letourneur et Marchand, Saoutchick , Weyman... La plupart ne construisent que quelques exemplaires uniques, sauf disque qui en construit 40 et Murphy qui en construit 125, soit le quart de la production. La moitié de ces modèles est cependant dessinée par l’équipe de style du groupe Cord dirigée par Gordon M. Buehrig (entré chez Cord en juin 1929) et qui compte dans ses membres Herbert Newport et Alex Tremulis. Les plans sont alors confiés aux carrossiers qui se contentent de construire la voiture. Le carrossier du groupe, La Grande, est fortement mis à contribution.

L’équipement de ces voitures fait souvent usage de déflecteurs de pare-brise en verre gravé ou ciselé, de boîtes de maquillage, de bars, de radios et d’un deuxième tableau de bord à l’arrière! Certaines voitures dépassent tout ce qu’on peut imaginer. Un coupé chauffeur est ainsi tapissé entièrement de soie, ses boiseries sont en ébène et tous ses accessoires sont en ivoire et en argent massif. Une berline voit tous ses chromes dorés à l’or fin, ses bois incrustés de mosaïques et sa moquette remplacée par un tapis d’orient qui coûte plus cher que la voiture elle-même!

Deux empattements sont disponibles, un court de 3,62 mètres et un long de 3,90 mètres. Mais un évangéliste, répondant au nom de Père Divine, commande sa Duesenberg sur un empattement de 4,52 mètres, soit 25 cm de plus que la Bugatti Royale, et il la « baptise ». Throne Car, la voiture du trône!

1937 duesenberg j throne car

En dépit de leur taille, la plupart des Duesenberg ne pèsent pas plus de 2.400 kg, ce qui leur permet d’avoir des performances absolument fantastiques et bien au-delà des normes d’alors. Un Model J peut rouler à 187 km/h et accélérer de 0 à 100 km/h en 12 secondes, quand peu de voitures de sport dépassent 175 km/h et que la plupart des voitures de luxe atteignent rarement 140 km/h... Et encore, ces voitures mettent un temps considérable à rouler à cette vitesse; l’inertie de leurs énormes moteurs rendant caduque toute tentative de performances. Rien de tel avec une Duesenberg. La première monte à 70 km/h, la seconde à 143 km/h et à 170 km/h, le moteur tourne à moins de 4 000 tr/mn. A n’importe quelle vitesse, il donne l’impression que sa puissance est inépuisable. Une simple pression sur l’accélérateur fait bondir le capot vers l’horizon, même à plus de 130 km/h. Et cette puissance n’est pas obtenue au détriment du couple: démarrer en prise directe ne pose aucun problème!

Model j 101

Coté direction et tenue de route, aucun défaut non plus. La direction est douce, remarquablement précise, sauf à grande vitesse, c’est à dire à plus de 175 km/h. A cette vitesse, la Duesenberg vire en se couchant quelque peu, sans tendance au dérapage toutefois. Et un conducteur averti peut même s’offrir le luxe d’une conduite sportive, la puissance étant facile à doser et les dérapages facilement contrôlables...

Mais en dépit de ces performances exceptionnelles, la Duesenberg Model J reste principalement une voiture ultra luxueuse capable de rouler dans un silence fascinant à n’importe quelle vitesse, ce que lui demandent d’abord ses clients.

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Il n’y a que 470 châssis Model J de construit, dont moins de 50 pour l’exportation. Les clients de la firme forment donc un club très exclusif. Il est vrai qu’à 8.500 $ le châssis nu (et 9.500 $ après 1931), la Duesenberg n’a rien de « populaire ». Construites à l’unité et sur commande, les carrosseries coûtent au moins 3.500 $ pour un coupé Murphy. La voiture complète revient ainsi à plusieurs milliers de dollars, et les prix moyens oscillent entre 12.000 $ et 17.000 $. Certaines atteignent 20.000 $ et une petite poignée frôle les 25.000 $... C’est deux fois le prix d’une Rolls Royce, quatre fois celui d’une Cadillac V8 et vingt fois celui d’une Ford A!

La clientèle de la marque est parfaitement décrite dans ses publicités. Traditionnellement, elles ne donnent aucun renseignement sur la voiture et elles ne montrent même pas la voiture! On y voit un yachtman, à la barre de son bateau dans ce qui apparaît être une tempête de force 9, ou un milliardaire, en smoking, qui se repose dans une bibliothèque qui ferait honneur à une université. Une seule phrase est inscrite sur la publicité : « il conduit une Duesenberg ». William Randolph Hearst possède sa flotte de Duesenberg.

He drives a duesenberg

La marque n’est pas misogyne. Une publicité représente une jeune femme très élégante qui s’entretient avec un jardinier qui tient un chapeau de paille à la main; en arrière plan, on découvre des jardins qui feraient pâlir d’envie ceux de Versailles. En dessous, une seule phrase : « elle conduit une Duesenberg ».

She drives a duesenberg

Curieusement, aucune publicité ne représente un acteur de cinéma dans un décor hollywoodien, malgré le nombre impressionnant que lui achète Joe E. Brown, Gary Cooper, Clark Gable, Tyrone Power, Greta Garbo, Doroty Del Rio ou Mae West.

Duesenberg gary cooper 19302

Les têtes couronnées sont également des clients de Duesenberg, Alfonso XIII d’Espagne, Victor-Emanuel d’Italie, Marie de Yougoslavie et le prince Nicolas de Roumanie qui participe en 1933, 1934 et 1935 aux 24 heures du Mans avec un manque incroyable de réussite.

L automobile 1935

Document L'Automobile magazine

Le succès du Model J est pour le moins remarquable au vu de la situation économique du moment. Il est vrai que ses clients sont au-dessus de détails aussi sordides que l’effondrement des marchés boursiers. Il n’est donc pas surprenant que Fred Duesenberg désire introduire un modèle encore plus flamboyant en 1932, alors que le marché automobile américain est à genou!

Il est vrai que dans le segment du très haut de gamme, Duesenberg n’est plus seul. Après avoir ouvert les hostilités en 1929, la firme d’Indianapolis est rejointe par Cadillac qui propose, dès 1930, un 16 cylindres de 175 chevaux, puis par Marmon (dont l’usine est à deux blocs de celle de Duesenberg) avec un V16 de 200 chevaux et par Peerless, qui n’a que le temps de sortir un seul V16 avant de fermer ses portes. De son côté, Stutz donne dans l’esbroufe avec sa DV32 : il ne s’agit nullement d’une 32 cylindres, comme son habile emblème essaie de faire croire, mais d’un 8 cylindres à 4 soupapes par cylindres, comme le Duesenberg, mais avec 156 chevaux seulement!

En 1932, la bataille fait rage et tous, de Packard à Lincoln et de Pierce Arrow à Franklin, s’empoignent à coup de « super voitures » et de moteurs « multicylindres » dont les 8, 12 ou 16 cylindres développent plus de 160 chevaux. On est encore loin des 265 chevaux du Model J mais Fred Duesenberg décide de surclasser tout ce petit monde...

La « Super » J.

1929 duesenberg model j dual cowl phaeton murphy

L’architecture générale de la Duesenberg Model SJ est très proche du Model J. La différence se situe sous le capot où le moteur est suralimenté, d’où le terme SJ pour « Supercharged J ».

Le Lycoming de 6,9 litres reçoit, en effet, l’appoint d’un compresseur volumétrique Schwitzer-Cummins qui tourne six fois plus vite que le vilebrequin, ce qui fournit une surcompression de 0,4 bar à 4.000 tr/mn et ce qui fait passer la puissance à 320 chevaux! Pour supporter cet accroissement de 20% de puissance, les bielles sont désormais forgées en acier tubulaire et le vilebrequin est renforcé.

Le Model SJ peut ainsi rouler à 225 km/h (la seconde montant à 167 km/h), accélérer de 0 à 100 km/h en 9 secondes et de 0 à 160 km/h en 17 secondes!

En 1934, Ab Jenkins, le « météore mormon » qui a battu le record de vitesse sur 24 heures à bord d’une Pierce Arrow V12 modifiée en 1932 à 205 km/h, conduit une Duesenberg SJ modifiée sur la piste de Bonneville. Il y reste à peine plus de 25 heures. Les premières 24 heures, il tourne à 217 km/h de moyenne, la 25° heure, il effectue 244,6 km, et enfin, il boucle un dernier tour à 257,5 km/h (plus de 6 km/h plus vite que Milton en 1920)...

1934 jenkins duesenberg special

L’usine tire un enseignement assez particulier de ces performances. Dans son catalogue, elle indique que « si une voiture qui peut rouler à 110 km/h ne roule qu’à 105 km/h, la mécanique travaille si durement, comme un coureur essoufflé, que tout conducteur sérieux doit s’opposer à cet effort... La vitesse maximale d’une Duesenberg est si élevée que même 160 km/h peut être considéré comme une allure particulièrement dure. Des vitesses de 65 km/h ou 100 km/h sont des vitesses de moribond ».

Comme le Model J, le Model SJ est une voiture bien équilibrée. La lourdeur, si souvent présente sur les voitures de prestige américaine, n’existe pas ici. Maîtriser les 320 chevaux ne nécessite pas un entraînement spécial sur camion ou sur char. L’embrayage ne demande pas la force d’un colosse et les freins assistés sont plus que satisfaisants. Elle sous-vire légèrement, mais la précision de la direction permet de corriger ce défaut très facilement. Par rapport à la J, la SJ dispose cependant d’un dispositif qui permet à son conducteur de faire connaître sa présence aux autres; le silencieux du pot d’échappement possède en effet un coupe-circuit qui, une fois ouvert, laisse le moteur en échappement libre! La SJ vrombit alors si fort, dans un vacarme de bruit très grave et de sifflement strident du compresseur, que personne ne peut l’endurer très longtemps. Mai avec le silencieux en action, la Duesenberg SJ est à peine plus bruyante qu’une limousine Cadillac à 16 cylindres.

1930 duesenberg model j255 torpedo phaeton by fran roxas

Extérieurement, la SJ est encore plus jolie que la J grâce à son nouveau capot. Le volume du compresseur est tel que’il est impossible de loger les tuyaux d’échappement sous le capot. Duesenberg les fait donc ressortir sur le coté droit du capot sous la forme de 4 magnifiques tuyaux recourbés enveloppés de gaines d’acier chromé qui se rejoignent sous le châssis dans un énorme silencieux. Le coté gauche du capot reçoit une grille d’aération d’une taille impressionnante. Cela change totalement l’aspect des voitures par rapport au Model J dont le capot est orné, des deux cotés, par 16 ouïes circulaires

Les sorties latérales d’échappement sont une astuce assez fréquente en Europe, mais c’est une grande nouveauté en Amérique. Ce détail est très apprécié par les amateurs de Duesenberg. Beaucoup de propriétaires de Model J demandent à l’usine de  monter les échappements latéraux et la nouvelle calandre du Model SJ sur leurs voitures (ce qui est réalisé contre 1.190 $). D’autres font carrément installer un compresseur sur leur Model J, et d’autres font enlever celui de leur SJ... Aujourd’hui encore, il existe une certaine confusion quant à l’identification d’un modèle; il est impossible au premier coup d’oeil de faire la distinction entre une SJ et une J (le problème est identique pour les Auburn 851/852 et les Cord 810/812).

Au niveau des carrosseries, Gordon Buerhig introduit le concept du « boattail » (arrière en forme de pointe de bateau) sur le Model SJ avec les superbes Speedsters construits par Weyman et par Bohman & Schwartz.

Entre 1932 et 1936, Duesenberg ne construit que 36 exemplaires du Model SJ. Le châssis nu coûte 11.700 $!

La fin d’une époque.

Malheureusement, Frederick Duesenberg ne le voit pas; il se tue dans un accident de voiture, au volant d’un des premiers exemplaires du Model SJ. Fred était le coeur et l’âme de la marque. Sa disparition marque la fin d’une époque. « Mais il est mort heureux », écrit plus tard Ken Purdy, « car 1932 est la première de ces années de transition vers notre époque, la première d’une ère où il y a bien peu de place pour un homme qui ne fait pas de compromis sur la qualité. Fred Duesenberg a fait ce que peu d’hommes ont l’occasion de faire; il a choisi la bonne voie et y est resté sans faire un seul écart... Avec son cerveau et ses mains, il a créé quelque chose de nouveau et de juste, et sa voie est immortelle. Et quand tout a été dit, le créateur est le plus heureux des hommes. »

August Duesenberg se retrouve alors seul à la tête de la firme, notamment après le départ de Harold T. Ames en 1934. Ce dernier, qui dirige la société depuis sa reprise par Cord en 1926, doit en effet remplacer au pied levé Erret Cord qui vient de s’exiler en Angleterre.

Augie Duesenberg est toujours resté dans l’ombre de son frère. Il n’en est pas moins un très grand ingénieur. Son premier travail en solo est la préparation de la voiture de record d’Ab Jenkins. Au cours de ses travaux, il découvre un nouveau type de tubulures d’admission qui permettent de faire passer la puissance du moteur SJ de 320 à 400 chevaux! Ce nouveau système, dit « en cornes de bélier » à cause de sa forme, est composé de deux conduits chromés partant des deux carburateurs, situés au-dessus du bloc moteur, qui amènent le carburant aux soupapes d’admission (côté gauche) en faisant un superbe coude qui se divise en deux conduits terminaux. Ce prototype donne naissance, deux ans plus tard, à la plus fantastique Duesenberg jamais construite.

Duesenberg SSJ.

A cette époque, Groucho Marx ne jure que par la Mercedes SSK qu’il a fait modifier pour battre régulièrement les Duesenberg de Clark Gable et de Gary Cooper au « grand prix des feux rouges » d’Hollywood. Agacés par cet état de fait, nos deux lascars demandent à Augie de leur construire une voiture capable de battre la SSK de Marx.

Duesenberg construit alors deux voitures à partir de deux roadsters Jenkins. Officieusement baptisés SSJ, comme « shorter » SJ (SJ plus court), ces deux roadsters sont en fait des SJ normales, coupées au niveau de la banquette avant afin de ramener l’empattement à 3,175 mètres, soit 45 cm de moins que le châssis « court ». Cela suffit, grâce au gain de poids réalisé, à battre n’importe quelle SSK, mais, si Clark Gable est satisfait, Gary Cooper ne veut pas en rester là. Il commande un moteur spécial à August Duesenberg pour arriver à ses fins...

Augie se souvient de ses travaux sur le moteur à « cornes de bélier » et c’est ainsi que naît la plus puissante voiture du monde d’alors, la Duesenberg SSJ de 400 chevaux! Sur ce modèle, la cylindrée est portée à 7.344 cm3, le taux de compression à 8,1:1 et le régime moteur à 5.000 tr/mn. Les soupapes sont agrandies et renforcées par des ressorts doubles, les pistons en aluminium sont construits spécialement par la firme Jahns Racing et le moteur est doté de deux carburateurs double corps Shelber. Il a besoin de trois pompes à essence, une mécanique et deux électriques, pour puiser l’essence d’un réservoir de 140 litres.

Les carrosseries des deux voitures sont identiques et elles sont en aluminium. Le dessin est de Herb Newport et la fabrication est confiée à La Grande. Pour gagner du poids, les accessoires chromés, les phares d’appoint et les roues de secours latérales sont supprimés. Une seule roue de secours est encastrée dans le panneau arrière. Les roues d’ailleurs ont des jantes de 17 pouces, au lieu de 19 pour la voiture normale. Très ramassées, il se dégage de ces voitures une impression de puissance et de vitesse qui est nullement usurpée.

Model ssj

Le poids de la voiture de Gary Cooper atteint 2.300 kg, soit 500 kg de plus que celle de Clark gable, en raison du moteur plus lourd et des renforts apportés au châssis pour supporter la puissance.

Une fois prête, Gary Cooper amène sa voiture sur la piste de hot-rod de Los Angeles. Groucho Marx aurait mieux fait de rester chez lui ce jour là; sa défaite est nette et sans appel... On ne connaît pas les performances réelles de ces voitures. On estime que la SSJ de Gary Cooper peut rouler à 280 km/h, accélérer de 0 à 100 km/h en 7 secondes et de 0 à 160 km/h en 13 secondes, voire moins! On ne connaît pas plus le prix de ces engins...

Peinte à l’origine en marron deux tons, la SSJ de Gary Cooper est aujourd’hui traitée en deux nuances de gris. Elle a longtemps fait partie de la collection de Briggs Cunningham qui aimait rouler avec, des heures durant, à 55 mph, le long des routes qui longent la côte pacifique entre Los Angeles et San Francisco. La SSJ de Clark Gable était peinte en deux nuances de brun. C’est Charles Cord, le fils d’Erret, qui lui livre à l’automne 1935, aux studios de la Metro Goldwin Mayer où il vient de finir « Les révoltés du Bounty »; scène cocasse de voir un flibustier du 18° siècle prendre possession de la dernière née du constructeur de voitures de luxe le plus sophistiqué. C’est avec cette voiture que Clark Gable et Carole Lombard s’éclipsent du Mayfair Hall, le 25 janvier 1936 pour faire une des plus célèbres promenades nocturnes de l’histoire du showbusiness... c’était la voiture parfaite pour semer les paparazzi. En 1947, la voiture est vendue au directeur musical de la MGM, George Stoll, qui la fait repeindre en beige. Il la vend ensuite pour 2.500 $ à John Troka. Elle passe ensuite dans les mains de D. Cameron Peck, un des plus grands collectionneurs américain, qui la cède, en 1951, à Perry Egbert, d’Attica (New York). Ce dernier la vend à Alfredo Ferrar, à Cleveland (Ohio). Elle est peinte en rouge vif et gris clair.

Les Duesenberg SSJ font partie des plus belles voitures de la firme. Elles représentent un parfait résumé de la vie des frères Duesenberg et de leur contribution à l’automobile. Il ne fait aucun doute que Fred Duesenberg aurait été fier du travail de son petit frère.

Les N de Rollston.

Parmi les plus fameuses Duesenberg, il y a les dix exemplaires de la Série N du carrossier Rollston, construits entre 1933 et 1935. Huit sont établies sur un châssis J, les « JN », et les deux autres sur châssis SJ, les « SJN ».

Les JN utilisent le châssis long de 3,90 mètres avec les petites roues de 17 pouces. Elles ont des carrosseries surbaissées au-dessous du niveau du châssis. Les portières descendent jusqu’au niveau des marchepieds, les ailes ont des jupes et les ailes arrières recouvrent les roues aux trois quarts. Leur hauteur est comprise entre 1,50 mètre et 1,60 mètre (un J mesure 1,70 mètre). Les SJN sont établies sur le châssis court de 3,62 mètres, un cabriolet deux places et le très luxueux phaéton baptisé « Twenty Grand » en raison de son prix de 20.000 $!

Model sj twenty grand 

La fin d’une grande marque.

Duesenberg n’a jamais eu l’intention de gagner de l’argent mais seulement de construire « la meilleure voiture du monde ». Aussi, la firme ne s’est pas beaucoup sentie concernée par le ralentissement d’activité entraîné par la crise économique. Elle a continué à persévérer dans sa voie, construire de magnifiques voitures sans s’occuper de leur prix de revient, au sommet du groupe Cord.

Malheureusement, à partir de 1929, cette philosophie n’est plus de mise. Le groupe Cord, trop vite édifié et d'une manière ne plaisant ni au fisc ni à la justice, n’a pas de bases assez solides pour soutenir sa marque de prestige. Les tractions-avant Cord sont des échecs aussi bien au niveau technique que du point de vue commercial. Les Auburn souffrent d’un manque d’image ; écartelées entre leurs caractéristiques techniques sophistiquées et leurs tarifs bon marché, elles ne rapportent pas l’argent nécessaire pour consolider les assises du groupe.

Pour Duesenberg, les premiers signes de la fin apparaissent en 1935, quand Lycoming n’envoie que 25 moteurs à l’usine. Le programme des ventes est trop imprécis pour lancer une fabrication plus importante. Quand la marque présente sa gamme 1937 aux salons de New York et de Chicago en décembre 1936, tout va encore « bien », mais au début de l’année 1937, la situation explosive du groupe Cord éclate; l’usine d’Auburn cesse la fabrication des Auburn et des Cord, Erret L. Cord vend toutes ses actions et les nouveaux propriétaires des avoirs du groupe décident d’arrêter la production de Duesenberg.

L’usine Duesenberg est achetée par Marmon-Herrington, un fabricant de camions issu de la fusion, en 1933, de la firme de camions Herrington et du constructeur de voitures de luxe Marmon qui vient de faire faillite!

En 1938, une société de services est constituée à Auburn pour les propriétaires des voitures Auburn, Cord et Duesenberg.

Un dernier châssis Duesenberg est cependant assemblé en 1938, par August Duesenberg lui-même et quelques fidèles employés, dans l’atelier du concessionnaire de Chicago. Commandé par l’artiste allemand Rudoplh Bauer, ce châssis n’est pas envoyé à son propriétaire en raison de l’imminence de la guerre. En 1940, Bauer vient finalement en prendre possession à Chicago et il y fait monter une carrosserie de berline découvrable 5 places par Rollston. Le coût total de cette dernière Duesenberg s’élève à 21.000 $.

En 1955, August Duesenberg meurt d’une crise cardiaque, à l’âge de 76 ans.

Les projets de résurrection.

En dix-huit ans de production, Duesenberg a construit 1.020 voitures. Cela lui a suffi pour bâtir sa réputation d’excellence et son mythe. Certains n’ont cependant pas admis la disparition de leur marque ; quatre projets ont tenté de la faire revivre.

En 1947, Marshall Merkes, de Chicago, achète le reste des avoirs de la société Duesenberg. Il demande alors à August Duesenberg de lui dessiner une nouvelle voiture. La voiture doit être une vraie Duesenberg, avec un moteur à 8 cylindres en ligne à injection et des carrosseries faites sur mesure aux choix des clients! Mais le prix d’une telle voiture est estimé à 30.000 $, soit 5 ou 6 fois plus que les plus chères des Cadillac, Lincoln ou Packard. Le projet est abandonné.

A la fin des années 1950, un californien fait recarrosser sa Duesenberg Model J avec une carrosserie de roadster aux dimensions impressionnantes, dans le style de la voiture de salon Chrysler Falcon dessinée en 1956 par Virgil Exner. Cette voiture reste unique.

Duesenberg model d 3

Au milieu de 1965, un projet plus sérieux se fait connaître pour ressusciter la marque. Dessinée par Virgil Exner, la voiture se présente comme une voiture de luxe moderne, dans le style des réalisations de Detroit et arborant une version remise au goût du jour de la célèbre calandre Duesenberg. Carrossée en Italie par Ghia, la voiture est longue de 7,31 mètres et elle dispose d’un moteur V8 Chrysler, amélioré par Paul Farago. Sa vitesse est annoncée pour 240 km/h, et son prix,  pour 20.000 $... beaucoup trop pour les éventuels acheteurs. De nouveau, une seule voiture est construite. Exner reprend le projet et l’adapte pour d’autres marques, comme Bugatti. Finalement, il parvient à son but en 1969, en ressuscitant une autre grande marque d’Indianapolis disparue en 1935, Stutz.

Enfin, en 1979, les propres neveux de Fred et d’August, Kenneth et Harlan Duesenberg, se lacent dans l’aventure. Leur monumentale berline est établie sur le châssis d’une Cadillac De Ville dont l’empattement est porté de 3,09 mètres à 3,38 mètres (à mi-chemin de celui de la Cadillac Fleetwood Limousine, à 3,67 mètres) et dont le V8 de 7 litres est équipé de deux turbocompresseurs. Affichée à plus de 120.000 $, cette quatrième tentative est un nouvel échec.

1960s and 1970s duesenberg concept cars 6 

En guise de conclusion.

En réalité, tous ces projets ont échoué de façon logique. Il est impossible de recréer un mythe! D’abord, parce que les seules vraies Duesenberg sont celles de Frederick et d’August. Ensuite, parce qu’une Duesenberg était largement supérieure aux autres voitures de luxe de son époque, Cadillac V16, Rolls Royce Phantom III ou Packard Twelve.... Ses performances, son confort et son luxe étaient très supérieurs à ce que le reste de l’industrie pouvait proposer; c’était une synthèse idéale entre voiture de luxe et voiture de sport. Aujourd’hui, le niveau atteint par les 12 cylindres Mercedes et BMW ou les 8 cylindres Cadillac et Jaguar est tel qu’il est impossible pour un petit constructeur d’espérer rivaliser sur ce marché. Même Rolls Royce est obligé de se fournir en moteurs auprès de BMW; et la marque est passé sous le contrôle du groupe Volkswagen, le coût de développement d’une telle voiture est plus élevé que le rachat d’une marque, aussi prestigieuse qu’elle soit.

La Duesenberg était la voiture absolue du début des années trente. Son règne n’a duré que sept ans. Cela a suffi pour bâtir sa légende. Mais cette époque est révolue. Ce n’est pas pour rien que dès 1929, les américains adoptent le diminutif de « Duesy » pour parler de la Duesenberg (comme celui de Cad’ pour Cadillac, de Conti pour la Continental ou de Chevy pour la Chevrolet), terme qui rappelle si bien celle de « déesse ». Aujourd’hui encore, pour décrire une chose particulièrement belle et élégante, ils continuent de s’exclamer « it’s a Duesy! ».