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Centenaire Dodge - 1° partie

Dodge : une aventure américaine.

Première partie : 1914-1945

Les rares clients qui étaient restés aussi tard ce samedi soir déguerpirent. Jack, le barman, regarda l’homme d’un air hagard. Il n’avait pas l’air de rigoler, le Colt qu’il pointait vers lui était bien réel ; et bien que fin saoul, le type ne tremblait pas. Alors, Jack posa la bouteille sur son bar, grimpa sur la table, comme John (c’est comme ça que l’autre type l’avait appelé) lui avait demandé quelques instants auparavant et il esquissa quelques pas de danse. Les deux types riaient aux éclats. « Danse, blanc-bec, danse ! » hurla John en agitant son revolver. Puis il se retourna vers l’autre type : « Allez Horace, cassons tout ! ». Et les deux ivrognes attrapèrent tous les verres qu’ils purent pour les fracasser sur le grand miroir du saloon. C’est alors que le shérif et ses hommes arrivèrent. Jack s’arrêta de gesticuler en poussant un soupir de soulagement. John et Horace suivirent le shérif sans histoire. Le lendemain, John venait payer tous les dégâts au barman.

Les amateurs de western pourraient reconnaitre une scène digne d’un saloon de Dodge City, mais c’est bien dans les bas-fonds de Detroit du début du XX° siècle que les frères Dodge finissaient leur soirée du samedi pour décompresser après leur semaine de travail. Leur réputation de buveurs et de noceurs les a d’ailleurs toujours tenus distants de la haute société de Detroit. Ils portent bien leur nom (« Dodge » pouvant se traduire par « bagarreur ») !  Pourtant, leur empreinte dans l’industrie automobile est indélébile, et la marque qu’ils ont fondée est indissociable de l’histoire de l’automobile mondiale.

John et horace dodge

John et Horace Dodge 

Années de jeunesse.

La famille Dodge est originaire de Stockport, en Angleterre (au sud-est de Manchester). En 1629, elle émigre vers la Nouvelle-Angleterre et s’installe à Salem, dans la colonie du Massachusetts. Dans les années 1850, Ezekiel Dodge décide de partir trouver une vie meilleure pour lui, sa femme et leurs treize enfants (deux filles et onze fils) dont Daniel. Leurs pas les amènent à Newbury (New Hampshire) et en 1860, à Niles, dans l’ouest du Michigan. Ezekiel y loue une échoppe sur les quais au bord de la rivière St Joseph et s’installe comme mécanicien. Daniel (1819-1897) prend sa suite ; devenue un atelier de mécanique, l’échoppe est complétée par une fonderie. Daniel a deux enfants avec sa première épouse – Lorinda Gould, qui décède en 1860 – et trois avec sa seconde femme, Maria Duval Castro (1823-1906) : Della (née en 1863), John et Horace. John Francis Dodge naît le 25 octobre 1864, Horace Elgin Dodge le 17 mai 1868. Malgré cette différence d’âge, les deux frères se comportent comme des jumeaux, et leur chevelure d’un roux flamboyant accentue leur mimétisme. Elevés dans la foi méthodiste, ils se doivent d’exceller dans tous les domaines. Après l’école[i], ils font leur apprentissage dans l’atelier paternel ; ils y apprennent l’art de réparer et de reconstruire un moteur et de travailler le métal sous toutes ses formes. D’un dominant naturel, bavard et arrogant, John est cependant plus doué pour les affaires. Plus calme, timide et réfléchi, Horace est un mécanicien né. Il fabrique ainsi lui-même sa propre bicyclette. L’arrivée du chemin de fer va bouleverser la vie de la famille Dodge ; le nouveau moyen de transport apporte un coup fatal au trafic fluvial, et petit à petit, les affaires de Daniel Dodge périclitent. En 1882, la famille part s’installer à Battle Creek où Daniel et ses fils travaillent pour l’Upton Manufacturing Company, une société fabriquant toutes sortes de matériels et d’objets en métal. Ils suivent le déménagement de leur employeur en 1884 à Port Huron et de nouveau en 1887 à Detroit.

Evans & Dodge Company.

John et Horace trouvent un emploi chez Thomas Murphy, un fabricant de chaudières pour bateaux. En 1892, ils répondent à une offre d’emploi de la Dominion Typograph Company à Windsor. M. Piper, le contremaître de l’atelier qui les reçoit leur lance un regard sévère. « Nous venons pour le poste » dit John. « Nous n’avons besoin que d’une personne » répond Piper. « Nous sommes frères et nous travaillons toujours ensemble. Si vous n’avez pas de place pour nous deux, alors aucun ne prendra le poste. C’est ainsi ! ». Les deux frères apprennent alors le travail de précision en fabriquant des machines d’imprimerie. En septembre 1892, John épouse Ivy Hawkins, une styliste de mode canadienne de son âge[ii]. En juillet 1896, profitant de la pause du déjeuner, Horace épouse Christina Anna Thompson, une professeure de piano canadienne d’origine écossaise née à Dundee[iii]. Installés à Detroit, les frères Dodge prennent tous les jours le ferry pour se rendre à Windsor. Toute la semaine, ils mènent une vie consacrée au travail, et ils passent leurs soirées à inventer des mécanismes. Mais leurs virées du samedi soir dans les bas fonds de la ville sont réputées. En 1895, Horace dépose, au nom des deux frères, le brevet d’un roulement à bille résistant à la poussière. Ils arrivent à convaincre leur employeur (devenu Canadian Typograph Co. en 1894) de se lancer en 1896 dans la fabrication de leur bicyclette qu’ils baptisent Maple Leaf (feuille d’érable[iv]). John et Horace s’associent alors à Fred S. Evans, le trésorier de la Canadian Typograp, pour réunir les capitaux nécessaires à cette aventure ; la société Evans & Dodge, fabricant de bicyclettes, s’installe sur l’avenue Ouelette à Windsor, dans les locaux et avec les matériels loués à leur employeur. Le succès est rapide, et en novembre 1899, la société National Cycle and Automobile Company, de Toronto, leur propose de racheter leur affaire, en demandant à Horace de continuer à la diriger et en offrant à John le poste de directeur leur usine de Hamilton ; ce sera la seule fois où les deux frères seront séparés dans leur vie. A Hamilton, John se lie d’amitié avec Frederick J. Haynes, le directeur de la Stearns Company que la National Cycle vient également de racheter. Durant l’été 1900, la National est rachetée par la Canadian Cycle & Motor Company (CCM) et en octobre, les Dodge décident de prendre leur indépendance et de fonder leur propre entreprise. Ils vendent leurs actions de la CCM pour 7.500$ et ils conservent le droit de percevoir les royalties du roulement à bille.

Dodge Brothers Inc.

Ils retournent à Detroit, achètent l’immeuble Boydell au coin de la rue Beaubien et de la rue Lafayette et ouvrent un atelier de mécanique sous l’appellation de Dodge Brothers Inc. où, avec douze employés et apprentis, ils construisent et réparent « tous types de moteurs marins ou fixes », et assurent « tous types de travaux d’usinage »[v]. Sous l’impulsion d’Horace, ils construisent même un bateau de course à vapeur, le Lotus, qui remporte sa première course en 1900 L’ordre, la propreté et l’efficacité sont leurs marques de fabrique, et les affaires marchent bien ; leur réputation en termes de qualité les place au-dessus de leurs concurrents. Bientôt, ils fabriquent des pièces pour l’industrie automobile naissante. En 1901, Ranson Eli Olds leur passe une commande de 2.000 moteurs pour son Oldsmobile. Il est tellement satisfait de la qualité de leur travail qu’il leur commande l’année suivante 3.000 boîtes de vitesse. Ils doivent immédiatement agrandir leurs installations et ils font construire une usine sur 2 étages pour 18.000$ au coin de la rue Hastings et de l’avenue Monroe. Les frères Dodge emploient maintenant 130 personnes. Sur le plan personnel, John perd sa femme Ivy en octobre 1901 des suites d’une pneumonie. Il se console avec la gouvernante de ses enfants, Isabelle Smith, une amie d’Anna Dodge, qu’il épouse en secret le 8 décembre 1903.

A la fin de 1902, les frères Dodge voient arriver un nouveau client : Henry Ford. L’homme de Dearborn a mauvaise réputation ; il vient d’être viré de la Detroit Automobile Company[vi], et il peine à trouver des capitaux pour la nouvelle société qu’il vient de fonder avec Alexander T. Malcomson : la Ford & Malcomsom Company. En outre, il a peur des roux ; il croit qu’en croiser un porte malheur … Cependant, les plans de la future Ford intéressent les frères Dodge qui se voient proposer d’en construire quasiment toutes les pièces à l’exception de la carrosserie, du radiateur, des sièges et des pneus. Le 28 février 1903, ils signent un contrat avec Ford pour la fourniture de 650 châssis pour sa première saison de production. Ils s’engagent à fournir les châssis à l’usine Ford de l’avenue Mack à Detroit au prix de 250$ chacun, soit un total de 162.500$. En retour, ils doivent recevoir le premier paiement de 5.000$ le 15 mars, à condition qu’ils montrent qu’ils investissent cette somme dans des équipements pour réaliser le contrat avec Ford. Si leur investissement a doublé, ils recevront le deuxième versement de 5.000$ un mois plus tard, et 5.000$ de plus à la livraison du premier lot de châssis. Ces 15.000$ correspondent au paiement des 60 premiers moteurs livrés, les 40 moteurs suivants seront payés comptant à leur livraison et ainsi de suite avec des paiements réguliers tous les quinze jours. Toutefois, et signe du peu de crédit dont bénéficie le constructeur, Ford doit honorer ses factures dans un délai de quinze jours, au lieu des soixante habituellement demandés, et le contrat prévoit que les frères Dodge récupèrent tous les avoirs de la société en cas de faillite. En très peu de temps, les usines Dodge se consacrent uniquement à la fabrication des châssis pour Ford, avec une équipe de 150 personnes. La première Ford est vendue pour 850$ au Dr E. Pfennig, mais malheureusement, les ventes ont du mal à décoller, et Ford, qui ne dispose plus que de 223$ en caisse, ne peut plus payer ses factures ! Malcomson vient rencontrer les frères Dodge pour trouver une solution. Le 16 juin 1903, la Ford & Malcomson est réorganisée en Ford Motor Company. Les frères Dodge détiennent 100 actions, c'est-à-dire 10% du capital de la nouvelle société. L’achat des actions se fait par le versement de 3.000$ en cash et en règlement de 7.000$ de factures impayées. En fait, ils parient sur le succès de la Ford qui peut leur faire gagner sur deux tableaux : d’abord en lui fournissant des pièces, ensuite en encaissant les dividendes de la société ! A la fin de la première année, leur pari est gagné : leur société leur rapporte 75.000$ de bénéfice et leurs actions 10.000$ de dividendes. En décembre, Ford commande 755 moteurs qui doivent être livrés entre janvier et mai 1904, et face au succès de la voiture, il en commande 500 de plus en avril. Au printemps de 1905, les frères Dodge fournissent 400 châssis par mois. Le chiffre d’affaire et les dividendes augmentent en conséquence. Puis Ford s’installe dans sa nouvelle usine de l’avenue Piquette où il prépare son Model N qu’il lance en novembre. Désormais, il fabrique lui-même le moteur, la transmission et le train roulant de ses voitures et les frères Dodge ne fournissent plus que les châssis des voitures. En compensation de la baisse de leur chiffre d’affaire, ils reçoivent 350 actions de plus (ce qui leur permet de conserver leur part de 10% du capital) et John Francis Dodge est nommé vice-président de la Ford Motor Company.

Grâce à Ford, les frères Dodge deviennent millionnaires et se font construire de véritables palaces, sur le boulevard Boston pour John et à Grosse Pointe pour Horace. John achète également une ferme à Meadow Brook, près de Rochester, tandis qu’Horace fait construire son premier yacht pour naviguer sur la rivière Detroit et le lac St Clair ; il devient aussi le mécène de l’orchestre symphonique de Detroit et contribue largement au financement de la construction de l’Orchestra Hall. Mais malgré cette réussite, ils conservent leur façon de vivre. Ils sont aussi excentriques qu’ils sont riches, ils portent les mêmes costumes faits sur mesure et ils refusent de lire le courrier qui n’est pas adressé aux « frères Dodge ». Le 29 octobre 1907, John et Isabelle, qui sont séparés depuis deux ans, divorcent. Le 10 décembre, John épouse sa secrétaire, Matilda Rausch (1883-1967)[vii].

Ford continue à égrener son alphabet et le succès de la Ford T entraîne les frères Dodge à construire une nouvelle usine à Hamtramck en 1910, l’année où Ford inaugure son usine de Highland Park. Dessinée par le fameux Albert Kahn, l’architecture est novatrice ; elle comporte plusieurs étages, et la ligne d’assemblage y suit un parcours complexe sur tous les niveaux. L’ensemble des travaux et des équipements coûte 750.000$. Cinq milles employés y travaillent, pour une masse salariale de plus de 6 millions de dollars. John et Horace ayant grandi au sein d’un atelier ; ils adoptent un mode de management paternaliste. L’usine comporte une infirmerie entièrement équipée, un « service social » qui s’occupe des besoins sociaux des travailleurs, un magasin de mécanique, le « parc d’enfant », où les employés peuvent réparer ou inventer des choses après les heures de travail, et une cantine de 1.500 places. D’énormes plateaux de sandwiches et de pichets de bière sont servis, aux frais de l’entreprise, aux employés aux heures de repas. Dans l’horrible chaleur de l’été, la bière est servie sans compter dans les ateliers de forge et de fonderie pour que les ouvriers puissent étancher leur soif. En juin 1912, les frères Dodge engagent leur vieil ami, Frederick Haynes, pour diriger cette gigantesque usine.

L’alcool ne réussit pourtant pas à John. En 1911, accompagné par son ami Robert Oakman, il agresse le procureur Thomas J. Mahon au cours d’une dispute dans le bar Schneider, à Detroit. L’affaire connaît un énorme retentissement, en particulier parce que le procureur est handicapé. L’argent de John empêche la tenue d’un procès, mais plus personne ne tolère désormais les beuveries des deux frères à Detroit.

Dodge Brothers Motor Car Company.

Au fur et à mesure que le temps passe, les frères Dodge sont cependant de moins en moins satisfaits du prix qu’ils reçoivent pour les pièces qu’ils fournissent à Ford. Et comme Henry Ford a besoin de capitaux pour investir dans de nouvelles installations qui lui permettent de devenir complètement autonome, il réduit le versement des dividendes aux actionnaires de la Ford Motor Company. Se souvenant de la façon dont Ford a chassé Malcomsom de la société en 1906 sans la moindre reconnaissance de l’aide qu’il lui avait apporté cinq ans plus tôt, les frères Dodge s’inquiètent qu’il rompe soudainement leur contrat et les laissent là, avec leur immense usine et leurs milliers d’employés, sans autre forme de procès. En 1912, alors que leur société fournit plus de 180.000 arbres de transmission à Ford et que les commandes annoncées sont encore plus importantes, ils décident de s’émanciper de Ford et de construire leur propre voiture. Le 13 juillet 1913, les frères Dodge annoncent à Ford leur souhait de mettre un terme à leur contrat, avec le préavis d’un an prévu initialement. Le 18 août, John démissionne de son poste de vice-président de la Ford Motor Company. Mais les relations avec Henry Ford demeurent amicales et les deux frères restent actionnaires de la société. En fait, les 2.000 actions qu’ils détiennent leur assurent une grande partie des finances dont ils ont besoin pour leur nouvelle aventure. La presse se fait l’écho de la démission de John et de l’intention des deux frères de construire leur propre voiture en 1914. A un journaliste qui lui en demande la raison, John répond simplement : « Un jour, les gens qui possèdent une Ford voudront une automobile » !

Les frères Dodge sont alors à la tête d’une fortune de 50 millions de dollars ; ils peuvent tout se permettre. La taille de l’usine est triplée pour sa nouvelle utilisation[viii], et le développement de la voiture commence. Pour en être encore le principal fournisseur de son constructeur, les frères Dodge connaissent parfaitement la Ford T. Ils savent donc qu’ils ne sont pas en mesure de construire une voiture meilleure à un prix aussi concurrentiel. Ils choisissent donc de monter en gamme et de proposer une voiture de qualité supérieure avec un moteur plus puissant. Pendant près d’un an, les prototypes se succèdent. Horace soigne la conception du moteur ; son bloc à 4 cylindres à soupapes latérales de 3.479 cm3 (98,42 x 114,3 mm) développe 25 ch. (avant d’atteindre 30 puis 35 ch.) et il y installe un équipement électrique en 12 volts, un démarreur électrique, un système d’alimentation en essence par pression, un embrayage à cône et une boîte à trois vitesses. Le vilebrequin repose sur trois paliers. Le châssis reste traditionnel, avec un freinage mécanique sur les seules roues arrière. De son côté, John supervise la qualité des composants. Il crée différents types d’essais de résistance ; il fait jeter des pneus du haut d’un immeuble de 4 étages pour en vérifier la solidité, et un jour, il a l’idée d’écraser un des prototypes de la voiture lancé à 32 km/h (20 mph) contre un mur pour étudier les résultats[ix] ! Finalement, le 17 juillet 1914, deux jours après avoir livré leurs derniers composants à Ford, les frères Dodge fondent la Dodge Brothers Motor Car Company avec un capital de 5 millions de dollars (augmenté à 10 million en 1917) provenant de leur seule fortune. L’emblème de la Dodge Brothers (appellation officielle de la marque) est constitué de deux lettres delta grecques entrelacées pour symboliser les initiales des deux frères (le delta qui pointe vers le haut est blanc, celui qui pointe vers le bas est noir), formant ainsi une étoile à six branches comme celle qu’arborent les sheriffs !

Logo db John

Dès que la nouvelle est annoncée, quelques 13.000 entrepreneurs se précipitent pour demander d’être concessionnaires de la nouvelle marque sans avoir vu la moindre voiture. Le bulletin industriel et financier du Michigan[x] déclare catégoriquement : « Les frères Dodge sont les deux meilleurs mécaniciens du Michigan. Il n’y a aucune tâche qu’ils ne savent pas faire de leurs propres mains, que ce soit de la forge à l’usinage, des machines-outils aux mesures micrométriques. Quand leur nouvelle voiture sortira, il n’y a aucune raison de ne pas en avoir pour son argent. »

Le 29 août 1914, un communiqué de presse annonce que : « Les frères Dodge, de Detroit, qui ont fabriqué les principaux éléments de plus de 500.000 voitures, vont commercialiser cet automne une voiture portant leur nom. » Mais aucune illustration ni aucun renseignement technique ne sont communiqués. Le 7 novembre 1914, la revue Automobile Topics publie en exclusivité un article de six pages qui présente la nouvelle voiture. Le 10, la voiture est présentée à la presse lors d’un banquet tenu dans l’usine ; les journalistes peuvent ainsi conduire les modèles de pré-série qui leur sont confiés. Le 14 novembre 1914, la première Dodge Brothers de série tombe des chaînes de l’usine de Hamtramck. C’est une torpédo (tourer) à 5 places de 3,96 m de long et haute de 2,06 m, établie sur un empattement de 2,79 m (110 pouces) et pesant 998 kg. Son prix est affiché à 785$ (une Ford T vaut 495$). Sa désignation officielle de Model 30 indique  la puissance de son moteur. La voiture représente une amélioration importante par rapport aux Ford dont les frères Dodge étaient le plus grand fournisseur l’année précédente. Son démarreur électrique en rend la prise en main facile pour les femmes, et la colonne de direction est équipée d’un accélérateur à main qui permet au conducteur de doser la puissance pour gravir une forte pente sans l’obliger à faire demi-tour et à monter la pente en marche arrière comme avec une Ford T !

1914 les fr res dodge dans la premi re voiture

Mais la caractéristique la plus innovante est sa carrosserie entièrement réalisée en acier ; toute la structure habituellement fabriquée en bois est remplacée par des éléments métalliques sur lesquels sont soudés les panneaux de carrosserie. Le procédé a été mis au point par Edward G. Budd qui l’a déjà mis en œuvre pour des camions. Ce n’est pas la première fois qu’un constructeur présente un modèle avec une carrosserie de ce type ; les firmes britanniques BSA et Stoneleigh l’ont déjà fait au début des années 1910. Mais c’est la première fois qu’une telle voiture est construite en grande série. Cependant, le procédé n’est pas encore parfaitement au point : toutes les soudures de la caisse sont renforcées par des rivets ! La première Dodge Brothers est envoyée chez Thomas J. Doyle, le concessionnaire de la marque à Detroit : plus de 6.000 personnes viennent la voir le premier jour d’exposition ![xi] L'affluence est similaire dans toutes les villes où la voiture est présentée, comme à Boston ci-dessous.

1915 premi re dodge brothers boston

La production totale de l’année 1914 est de 249 voitures, mais 72.000 commandes sont déjà en cours de traitement.

À la fin de 1914, la voiture est déclinée en deux autres carrosseries : un roadster à deux places, équipé d’un coffre à l’arrière pour les bagages et très populaire chez les médecins de l’époque, et une première carrosserie fermée ; une sedan à porte centrale, haute de 2,13 m. En avril 1915, les effectifs de l’usine montent à 7.000 personnes et les chaînes tournent à plein régime. La production de la première année complète est de 45.053 voitures. Il s’agit du meilleur résultat d’une nouvelle voiture au cours de sa première année de production jamais enregistrée alors. Avec près de 6% de parts du marché, Dodge Brothers devient le 3° constructeur américain après Ford et Willys, et devant Maxwell, Buick et Studebaker. Mais 1915 est également l’année où Henry Ford décide de ne pas verser de dividendes à ses actionnaires pour tout réinvestir dans son entreprise. Pour les frères Dodge, le coup est rude. Ils décident alors de porter l’affaire en justice et, au début de 1918, les juges de la Cour suprême du Michigan obligent Ford à verser 19,3 millions de dollars à ses actionnaires (dont 1,9 pour les frères Dodge) ! Leur décision repose sur le fait qu’une société par actions a pour premier but de verser des dividendes à ses actionnaires, non à développer une entreprise[xii]. En juillet 1919, Ford annonce son souhait de racheter toutes les actions de la Ford Motor Company. Face à l’opposition des actionnaires, il menace de fonder une nouvelle société pour construire une voiture qu’il vendra à moins de 300$. Comprenant le sérieux des intentions de Ford, et le risque d’effondrement du marché automobile que cela implique, les frères Dodge acceptent à contre cœur de lui revendre les parts qu’ils détiennent pour 25 millions de dollars[xiii]. Au cours des seize années de leur association avec Ford, ils ont ainsi gagné 5,4 millions de dollars de dividendes et leur contrat de fournisseur leur a permis d’engranger 1,7 million de bénéfices. Au final, les 10.000$ investis leur ont permis de gagner plus de 32 millions de dollars !

Du Mexique à l’Europe, sous toutes les formes.

Pour 1916, l’empattement est allongé à 2,90 m et l’embrayage à cône est remplacé par un embrayage à disque à sec. Mais alors que l’Europe se précipite dans un suicide collectif à Verdun, l’armée américaine doit faire face aux exactions du bandit mexicain Pancho Villa[xiv] le long de la frontière du Rio Grande. Le général John J. « Black Jack » Pershing[xv] prend le commandement d’un corps de cavalerie pour y rétablir l’ordre. Employant des moyens modernes, il fait acheter 6 torpédos Dodge Brothers pour son expédition, constituant ainsi la première unité de cavalerie motorisée de l’histoire. Les voitures affrontent des conditions extrêmes, roulant des heures entières en première pour traverser des déserts de sable et de pierres sous une chaleur intense en transportant des charges importantes. Le 15 juillet, après que le jeune lieutenant George S. Patton Jr[xvi] ait conduit brillamment un raid surprise contre les positions de Pancho Villa avec trois de ces voitures et douze hommes, le général Pershing demande 250 autres voitures au ministère de la guerre, en expliquant que seules des Dodge Brothers peuvent lui permettre de réussir[xvii].

1916 1916 dodge

Toute l’expédition est suivie par le correspondant de guerre A.H.E. Beckett qui publie ses reportages dans la revue Motor Age, ce qui apporte une aura incroyable à la nouvelle marque. Forts de cette notoriété, les frères Dodge entreprennent une campagne de publicité basée sur la fiabilité de leur voiture, qui est désormais surnommé la « Dependable Dodge » (la Dodge fiable[xviii]). La production de 1916 augmente de 58% et atteint 71.400 unités. Mais dans un marché en expansion, Dodge Brothers, qui représente 7,5% du marché, recule à la 4° place des constructeurs, Buick lui ayant soufflé la 3° place.

Le succès rencontré par la voiture incite les frères Dodge à en développer des versions utilitaires. Leur production démarre au cours de l’année 1917. De façon classique, le client a le choix entre le châssis cabine, un pick-up, des fourgons tôlés ou vitrés et diverses variantes adaptées à leur utilisation ; ambulance, pompier, … Il les incite également à exporter au Canada. La production augmente de 26% en 1917 pour atteindre 90.000 unités. Mais Chevrolet est devenu un sérieux concurrent, et tout en gardant ses parts de marché, Dodge Brothers recule à la 5° place du marché américain (la marque est troisième au Canada).

En raison de la participation des principaux constructeurs à l’effort de guerre, la production d’automobiles particulières recule de 32% aux Etats-Unis en 1918. Dodge Brothers suit le mouvement général, avec une production en repli de 31%, à 62.000 voiture. Mais la fabrication d’utilitaires explose avec autant d’unités produites, et la production totale du constructeur atteint 124.000 véhicules. En outre, la société participe à l’effort de guerre en produisant les mécanismes de recul des canons français de 75 mm et de 155 mm à la demande de Newton D. Baker, le secrétaire d’état à la guerre américain. Initialement, sollicité par le Maréchal Joffre, Baker avait demandé à John Dodge d’aider les français qui ne parvenaient pas à construire à la main plus de cinq mécanismes par jour. John avait expliqué qu’il pouvait construire autant de pièces que nécessaire à la chaîne, mais ses interlocuteurs avaient rétorqué qu’ils ne pensaient pas qu’il était possible de produire ce mécanisme en série. « La merde, n’est-ce pas » avait dit John. « Je n’ai pas l’habitude qu’on me parle ainsi ! » s’était offusqué Baker. « La guerre serait moins la merde si vous y alliez » répondit John avant de demander : « Voulez-vous nous confier le boulot ou pas ? ». Dodge Brothers fit le travail, et fabriqua plus de 30 mécanismes par jour. Après l’Armistice, le gouvernement français décerna la Légion d’Honneur à John Dodge et, à titre collectif, aux ouvriers de l’usine.

En mars 1919, la gamme des carrosseries est complétée par une conduite intérieure à quatre portes (4 door sedan), un coupé à 5 fenêtres et une limousine. A l’été, l’usine produit 500 voitures par jour, et cela ne suffit pas pour répondre aux commandes des concessionnaires. La production de voiture remonte de 71% à 106.000 unités.

1919 sedan l usine

Comme d’habitude, l’année 1920 commence par le salon de l’auto de New York. Les Dodge quittent Detroit en famille et s’installent à l’hôtel Ritz-Carlton. Mais au bout d’une semaine, Horace tombe malade. Les mauvaises langues indiquent qu’il est victime d’une intoxication liée à l’absorption d’un alcool de contrebande (les Etats-Unis sont sous la loi de la prohibition), mais les médecins diagnostiquent la grippe espagnole, qui a été ramenée d’Europe par les soldats de retour du front et qui a déjà décimé 500.000 américains depuis 1918. Comme John reste au chevet de son frère, il a tôt fait d’être contaminé ; Horace est à peine remis que c’est John qui garde le lit. Malheureusement, John a déjà souffert de la tuberculose vingt ans plus tôt, maladie qui a emporté sa première épouse et qui a endommagé ses poumons. Le 14 janvier 1920, Horace doit s’adresser seul à l’assemblée des concessionnaires. Il ne reste pas à la réception qui suit et il se précipite à l’hôtel ; à 22h30, John décède, entouré des siens. Horace est un homme brisé qui rentre à Detroit auprès du cercueil de son frère. John est enterré dans le mausolée familial au style égyptien et gardé par deux statues de sphinx que les deux frères ont fait édifier au cimetière Woodlawn de Detroit. La société poursuit malgré tout son développement. La production s’accroît encore de 33% en 1920 pour atteindre 145.000 unités. Dodge Brothers remonte ainsi à la 3° place du marché, derrière Ford et Chevrolet, avec 9,7% de parts de marché. La société emploie alors 20.000 personnes, et elle est devenue le premier constructeur d’utilitaires légers. En décembre, Horace part se repose dans sa résidence d’hiver de Palm Beach en Floride. Totalement anéanti par la perte de John, il ne s’est pas entièrement remis de la grippe espagnole qui s’est transforme en pneumonie, et il présente en plus les symptômes d’une cirrhose du foie. Le 10 décembre 1920, il décède à son tour ; il est enterré à côté de John dans le mausolée familial.

Décédés respectivement à 55 et à 52 ans, les deux frères laissent des dispositions testamentaires compliquées, qui n’accordent que des revenus limités à leurs héritiers malgré leur fortune colossale et une entreprise parmi les plus puissantes des Etats-Unis. Il faudra des années pour régler leur succession. Dans l’immédiat, ce sont leurs veuves, Matilda (37 ans) et Anna (53 ans) qui prennent la direction de la société. Elles nomment aussitôt Frederick J. Haynes, le directeur de l’usine, en tant que directeur général. La première grande décision de Haynes est de conclure un accord avec la firme Graham Brothers en avril 1921 pour diffuser ses camions dans le réseau Dodge Brothers, sous réserve que les camions soient équipés d’un moteur Dodge Brothers. Le réseau dispose ainsi d’une gamme complète d’utilitaires à présenter aux clients attirés par les voitures. Mais une crise économique secoue le marché en 1921, et la production de Dodge Brothers chute de 43% avec 81.000 unités vendues. La marque recule à la 4° place du marché, dépassée par Buick, et sa part de marché tombe à 4,7% seulement. Il est vrai que malgré ses qualités de robustesse, la Dodge Brothers commence à accuser le poids des ans ; elle aborde sa septième année d’existence, et le public est avide de nouveautés en ce début des années 1920. Pour 1922, une nouvelle carrosserie tout-acier apparaît ; un coupé. Désormais, il n’y a plus besoin de rivets pour que la caisse soit suffisamment rigide.  Le succès est immédiat ; Dodge Brothers devient le 2° constructeur américain derrière Ford, avec un record de 152.653 voitures produites, soit une progression de 88%, et 8,2% de parts de marché. Certes, Ford fait dix fois mieux, mais Chevrolet est battu avec moins de 140.000 unités.

1922 touring car du chef des pompiers de washington dc 

Les Dodge Brothers du Fire Department of the Disctrict of Columbia (FDDC).

La nouvelle Dodge Brothers, le Model M, arrive pour 1923.

1923

L’empattement atteint 2,95 m et la carrosserie arbore un dessin entièrement nouveau, plus bas et caractérisé par des ouïes de ventilation qui percent les flancs du capot. Pour démontrer la fiabilité de ses voitures, Dodge Brothers confie trois voitures à l’archéologue Roy Chapman Andrews et à son expédition[xix] qui parcoure 16.000 km à travers la Chine et la Mongolie Intérieure, sur des pistes que même « les chameaux n’osent pas emprunter ». Malheureusement, le public ne réagit pas. La production de l’année n’atteint que 151.000 unités, en baisse de 1%, et la part de marché retombe à 4,9% ; les nouveaux modèles proposés par Buick, Willys et Durant[xx] raflent les seconds rôles derrière Ford. Pour 1924, la ligne de capot est plus haute en raison d’un radiateur plus grand. Les essuies glace sont désormais à commande électrique, des feux de stop apparaissent à l’arrière et un système antivol est monté sur la boîte de vitesse. Les suspensions adoptent des ressorts semi-elliptiques au lieu des anciens ressorts ¾ elliptiques. Les ventes augmentent de 28%, pour s’établir au niveau record de 193.861 unités ; Dodge Brothers sort sa millionième voiture et redevient le 3° constructeur américain, avec une part de marché de 6,8%.

1924 dodge brothers sedan

Un banquier aux commandes.

Quatre ans après le décès des frères Dodge, les difficultés de régler leur succession amènent leurs héritiers à prendre une décision radicale. Au début de 1925, les deux veuves mettent la Dodge Brothers Motor Car Company en vente sur appels d’offres. Le 1° mai, elles annoncent avoir vendu la société à la banque d’investissement new-yorkaise Dillon, Read & Company pour la somme de 146 millions de dollars. Il s’agit de la plus grande transaction financière jamais faite aux Etats-Unis ; la presse publie même un fac-similé du chèque. Les deux femmes, désormais parmi les plus riches du monde, se remarient dans les mois qui suivent et mènent une vie discrète durant laquelle elles font de nombreuses actions de mécénat en souvenir des deux frères. Frederick Haynes est remercié et la banque installe Edward J. Willmer au poste de président de la société. Les nouveaux propriétaires décident de réorienter la marque vers le marché supérieur, jugé plus profitable.

En attendant ces nouveaux modèles, Dodge Brothers continue sur sa lancée. La société prend le contrôle de la société Graham Brothers en portant sa participation à 51%. Et la firme bat de nouveau son record de production avec un résultat final pour 1925 de 201.000 unités. Mais la concurrence est toujours rude, et la marque retombe au 5° rang des constructeurs américains, avec une part de marché en repli à 6,4%, dépassée par Willys et Hudson. En 1926, Dodge Brothers prend la totalité du contrôle de Graham Brothers et de ses usines d’Evansville (Indiana) et de Stockton (Californie). Les trois frères Graham deviennent des actionnaires de Dodge Brothers et ils intègrent la société ; Ray en devient le directeur général, Joseph le vice-président de la production et Robert le directeur des ventes. Un changement technique important intervient en cours d’année avec le passage du système électrique de 12 volts en 6 volts. Comme il reste un stock important de pièces, le système en 12 volts continue d’être installé sur les voitures jusqu’en 1927, et le numéro de série l’indique: s’il n’y a pas de lettre ou que la lettre qui le précède est un A, il s’agit d’une voiture équipée en 12 volts. Une autre lettre que le A indique une voiture en 6 volts : le B indique une voiture similaire à une A mais en 6 volts, le C indique un moteur à 5 paliers, le D un moteur à 5 paliers, une nouvelle grille de boîte de vitesse, le distributeur sur le dessus et 4 points de support moteur. Une autre caractéristique technique permet de distinguer un modèle de 1926 et de 1927 : la prise d’air moteur est située au-dessus des conduites d’échappement, à la fois pour réchauffer l’air qui arrive et pour gagner de l’espace, avec un conduit allant à travers le bloc entre le 2° et le 3° cylindre, et un autre conduit allant vers les soupapes d’admission. Le carburateur est relié à ces deux ouvertures. Pour amener l’huile, un tube en cuivre relie le réservoir d’huile à la pompe à huile. Un nouveau record de production est établi en 1926 avec 265.000 unités, soit une hausse de 32% ! La marque détient 8,3% de parts de marché et elle remonte au 4° rang des constructeurs américains.

En 1927, Dodge Brothers abandonne la politique du modèle unique et complète son offre par un modèle de gamme supérieure à moteur à 6 cylindres. Cette nouvelle 6 Cylindres, présentée en mai 1927 sous la désignation de « Senior Six », reprend l’empattement de 2,95 m, mais elle reçoit un moteur à 6 cylindres en ligne à soupapes latérales de 3.671 cm3 qui développe 60 ch. Et qui est équipé d’un vilebrequin à sept paliers et d’un graissage sous pression. Elle est proposée à partir de 1.595$ en conduite intérieure (sedan). Le nouveau modèle reçoit des carrosseries plus basses aux angles arrondis et avec un montant de pare-brise qui émerge plus harmonieusement de l’auvent. Caractéristique appréciée des acheteurs, les voitures sont équipées d’un système de fermeture centralisée des portes. Enfin, la grille de la boite de vitesse adopte le dessin normalisé par la SAE. En août 1927, la 4 Cylindres est totalement remaniée. Elle est désormais établie sur un empattement raccourci à 2,74 m, ce qui réduit son poids. Grâce à son moteur poussé à 40 ch., elle atteint 100 km/h, ce qui lui vaut sa désignation de « Fast Four » (« Quatre Rapide »). Ses tarifs vont de 850$ à 950$., en fonction des niveaux de finition ; Standard, Special et Deluxe.

1927 1927

Fast Four                                                                       Senior Six

Et en novembre 1927, les Dodge Brothers sont équipées de freins hydrauliques sur les quatre roues. Malheureusement, cette nouvelle politique ne plaît pas aux acheteurs. La 4 Cylindres est trop petite, et la 6 Cylindres est trop chère. Au final, la production s’effondre de 32% et n’atteint que 180.000 unités, un niveau inférieur à celui de 1924, la marque recule au 8° rang des constructeurs et sa part de marché s’est réduite à 6,8%. Les pertes sont énormes et Clarence Dillon décide de se recentrer sur son activité bancaire et de vendre Dodge Brothers. De leur côté, les frères Graham, en désaccord avec Dillon, ont déjà quitté la société pour prendre le contrôle de Paige, qui devient alors Graham-Paige. Il est cependant trop tard pour rebrousser chemin, et la gamme de 1928 confirme le mauvais choix des banquiers. Le modèle 4 Cylindres est en effet supprimé et la gamme Dodge Brothers présente deux nouveaux modèles 6 Cylindres : la Standard Six, sur un empattement de 2,79, et la Victory Six[xxi], sur un empattement de 2,84 m. Leur moteur est le 6 cylindres de la Senior dont la course est réduite pour une cylindrée de 3.110 cm3. Sa puissance est de 58 ch. Le prix d’appel est fixé à 895$. La Senior Six grandit en recevant un empattement de 3,05 m en juillet 1928. Dodge Brothers termine l’année à la 13° place du marché.

La reprise par Chrysler.

Depuis le mois de mai, Dillon négocie les termes de la reprise de la société par Walter P. Chrysler. Ce dernier est en effet intéressé depuis deux ans par les installations de Hamtramck, et en particulier par ses fonderies qui peuvent lui permettre de disposer enfin des capacités de production dont il rêve. L’accord est conclu le 30 juillet 1928. Chrysler rachète Dodge Brothers (et Graham Brothers) pour 170 millions de dollars, dont 70 en action et 56 en bons au porteur. Walter P. Chrysler devient alors le président de Dodge Brothers. Sa société vient de grossir du jour au lendemain de cinq fois ! Comme le fait remarquer un commentateur, c’est « comme si un goujon avalait une baleine ». Chrysler devient ainsi le 3° constructeur automobile de Detroit[xxii]. Au même moment, Kaufman T. Keller, le directeur de la production de Chrysler, fait accrocher d’énormes pancartes qui indiquent : « Chrysler Corporation – Dodge Brothers Corporation » au-dessus des portes d’entrée de l’usine de Hamtramck, puis il entre pour en prendre le contrôle. Le lendemain, Clarence Dillon appelle Walter Chrysler pour lui indiquer que l’usine peut fonctionner sans problème pendant les prochains mois. Chrysler lui répond : « Mais Clarence, mes équipes sont déjà sur place ». Très rapidement, tous les responsables de l’usine et des études sont remplacés par des employés de Chrysler, et au bout de trois mois, l’usine de Hamtramck abrite également la nouvelle corporation DeSoto. En 1929, Chrysler nomme Keller à la présidence de Dodge Brothers.

1929

Pour 1929, la gamme est réduite à deux modèles : la Six (qui reprend les caractéristiques de la Victory Six, et qui est désignée sous l’appellation usine de Série DA) et la Senior (Série DB). L’influence de Chrysler se fait sentir avec les phares montés sur une barre chromée devant la calandre et une fine moulure en métal brillant à l’arrière du capot. La Six est affichée à 995$. La production totale n’est que de 124.557 unités, et tout en étant la plus importante du groupe Chrysler, elle ne représente que 3,1% de part de marché. Mais la marque est remontée à la 7° place du marché. Il convient ici de noter une particularité de la marque dans sa politique commerciale. Alors que l’ensemble de constructeurs utilisent le système de l’année modèle calendaire, avec une présentation des nouveaux modèles entre novembre et janvier, et que Packard utilise une année modèle allant d’août à juillet, Dodge utilise les deux systèmes. Les modèles de la marque sont alors réparties en une « première série », d’août à juillet (mais la production s’arrête parfois avant), et une « deuxième série », de janvier à juillet (mais la production perdure parfois après).

En 1930, Chrysler réorganise son groupe. La marque Dodge Brothers devient simplement Dodge, et les sociétés Dodge Brothers Truck et Graham Brothers sont fusionnées en Dodge Truck. Dodge présente alors sa première 8 Cylindres. Il s’agit d’un modèle établi sur un empattement de 2,90 m et équipé d’un moteur à 8 cylindres en ligne à soupapes latérales de 3.617 cm3 développant 75 ch. à 3.400 tr/mn. Référencée par l’usine comme Série DC, la Dodge Eight est annoncée comme étant « plus attractive, plus longue et plus spacieuse ». Elle est proposée en cinq types de carrosseries.

1930 1930 dd roadster

Extérieurement, elle se distingue des modèles à 6 cylindres par son emblème Dodge fixé sur le sommet de la calandre et non sur sa grille et par ses ouïes de capot plus larges et dont le dessin forme une arche aussi bien en haut qu’en bas. Très bien accueillie par le public, elle est produite à 25.127 unités au cours de sa première année. Les Séries DA et DB retouchées sont présentées en janvier. Elles arborent une nouvelle face avant avec une calandre plus large qu’en 1929. Mécaniquement, leur moteur à 6 cylindres de 3,4 l et 63 ch. reçoit de nouvelles tubulures d’échappement qui partent vers l’avant et non plus vers l’arrière. La Série DA est déclinée en deux niveaux de finition, Standard et Deluxe, qui se distinguent extérieurement par les phares qui sont peints ou chromés. Elle est proposée en 9 types de carrosseries. La Série DB quant à elle n’est proposée qu’en 4 types de carrosseries. Ces deux Séries ne sont en fait que le prolongement des modèles de 1929, et leur production est arrêtée en mars pour la Série DA et en juin pour la Série DB. Une nouvelle 6 Cylindres est présentée en janvier ; la Série DD à moteur de 3,1 l développant 60 ch. Elle est montée sur un châssis plus court de 2,76 m d’empattement. Elle reprend les lignes des autres 6 Cylindres, mais avec des phares ronds émaillés noir installés sur une barre chromée courbe, et sans feux de position sur les côtés entre l’auvent et le capot. Les premiers modèles produits ont des ouïes de capot verticales de même hauteur alors que les modèles produits à partir de juillet reçoivent des ouïes dont la ligne supérieure est en forme d’arche. Disponible en 6 types de carrosseries, la Série DD est produite à 42.963 unités.

En juillet 1930, la Série DD change d’année modèle et elle reçoit une nouvelle calandre qui affiche un nouvel emblème « DODGE-6 ».  Ce modèle de la « première série 1931 » est produit jusqu’en mai 1931, à environ 12.900 exemplaires. La 8 Cylindres reçoit pour sa part des carrosseries plus basses avec des fenêtres plus oblongues. Sa nouvelle calandre affiche un emblème « DODGE-8 », et les ouïes de capot sont plus nombreuses. Elle est produite en 4.300 exemplaires environ. Enfin, quelques Station Wagon sont réalisés par le carrossier J. Cantrell & Co. de Huntington (New York) sur différents châssis à 6 ou 8 cylindres. Malheureusement, et malgré un bon premier semestre, la crise économique frappe l’industrie automobile américain à l’automne 1930 (un an après le krach de Wall Street) ; et alors que le marché s’effondre de 38%, la production de Dodge limite sa chute à 27% pour n’atteindre que 90.755 exemplaires. Toutefois, sa part de marché remonte à 3,7% et la marque conserve sa 7° place des constructeurs.

1931

Les modèles de la « deuxième série 1931 » sont présentés en novembre 1930 puis en janvier 1931. Ce sont les premiers à partager des pièces communes avec d’autres modèles des autres marques du groupe Chrysler, et les premiers à arborer comme mascotte de capot le mouflon des Rocheuses[xxiii] qui devient le symbole de la marque pendant les 25 années qui suivent. Cette mascotte est commandée au sculpteur Avard T. Fairbanks[xxiv]. L’année voit par ailleurs la suppression de la carrosserie Roadster, et désormais toutes les carrosseries sont traitées contre la corrosion. Un nouveau modèle, Série DH, est présenté en novembre 1930 ; il remplace l’ancienne Série DA. L’empattement est allongé à 2,89 m et le moteur est réalésé à 3,46 l pour une puissance de 68 ch. la calandre est plus large, les ailes sont ourlées, le capot est plus long et le pare-chocs est nouveau. Proposé en 6 types de carrosseries, la Série DH est produite à 20.558 unités. Cette Série est complétée en janvier 1931 par sa version à empattement long (3 m), la série DG, qui remplace l’ancienne Série DB. Cette Série DG est motorisée par une version du 6 cylindres poussée à 3,93 l et 84 ch. Proposée en 4 types de carrosseries, elle est produite en 9.500 exemplaires. Enfin, la 8 Cylindres est maintenue quasiment inchangée. Extérieurement, les modèles de 1931 reçoivent un entourage de pare-brise chromé, et le pare-brise s’ouvre pour assurer une ventilation supplémentaire. Techniquement, le radiateur des versions 6 cylindres est équipé de volets thermodynamiques à commande manuelle alors que ceux des 8 cylindres sont automatiques. A partir de juillet 1931, les Séries DC, DD, DH et DG changent de millésime, et constituent la « première série 1932 ». La carrosserie Convertible Coupé est abandonnée. La Série DD est inchangée, mais les autres reçoivent une nouvelle planche de bord en imitation de bois d’acajou. Le moteur de la DH développe 74 ch. grâce à un taux de compression plus élevé. La série DG est maintenant proposée en 6 types de carrosseries, mais sa production est arrêtée en septembre 1931, alors que les autres Séries sont fabriquées jusqu’en mai 1932. Sur tous les modèles, la grille de la boîte de vitesses est modifiée pour adopter le dessin normalisé par la SAE, et les pare-brise reçoivent des essuie-glaces « dansant », chacun ayant sa course propre. Sur l’année 1931, alors que le marché s’effondre une nouvelle fois de 29%, la production de Dodge recule de 38% et ne dépasse pas 56.003 unités ; Dodge chute à la 8° place des constructeurs.

1932 1932

La fabrication des modèles de la « deuxième série 1932 » débutent en novembre 1931, mais leur présentation officielle n’a lieu qu’au salon de New York en janvier 1932. Le style extérieur adopte des lignes abaissées et allongées, un capot arrondi et un pare-brise incliné. Les feux de position latéraux sont reculés vers le pare-brise. Les phares sont ronds et chromés. Au niveau mécanique, les Dodge sont montées sur un nouveau châssis renforcé et elles sont équipées des moteurs flottants développés par Chrysler[xxv] ; en fait, les moteurs sont montés sur quatre blocs de caoutchouc qui limitent les vibrations et réduisent le bruit (d’où leur appellation de « silentblocs »). La boîte de vitesse est de son côté équipés de pignons hélicoïdaux au fonctionnement silencieux et d’une roue libre. Un embrayage automatique par dépression est proposé en option que la plupart des clients demandent. La commande de la roue libre et de l’embrayage est assurée par le même bouton sur la planche de bord. La nouvelle 6 Cylindres, Série DL, reçoit un moteur de 3,56 l développant 79 ch. Elle se reconnait à son pare-chocs à double lame cintrées en V au milieu et à ses deux volets d’aération sur l’auvent. Proposée en 6 types de carrosseries, elle est produite en 21.045 unités, dont 126 châssis nus. Les modèles les plus rares sont la Convertible Sedan 2 portes 5 places (12 exemplaires) et la Victoria Coupe 2 portes 5 places (1 seul exemplaire). La nouvelle 8 Cylindres, Série DK, est établie sur un empattement de 3,09 m. Elle se reconnait à son pare-chocs dont seule la lame inférieure est cintrée alors que la lame supérieure est rectiligne. En juillet 1932, le 8 cylindres en ligne est doté d’une nouvelle culasse qui augmente sa puissance à 85 ch. Sa production est de 6.187 exemplaires, dont 22 châssis nus. L’année 1932 est celle du plus profond de la crise économique née du krach de 1929 ; le volume du marché automobile américain n’atteint même pas le million d’exemplaires, un nouvel effondrement de 47%. La production de Dodge s’effondre d’autant et elle n’est que de 30.216 unités. Avec 3,1% du marché, Dodge reste à la 8° place des constructeurs.

A partir de l’année modèle 1933, Dodge abandonne son système particulier de première et deuxième séries annuelles pour adopter le système commun. Mais ça ne l’empêche pas de continuer à présenter ses modèles à tout moment. Ainsi, tout en continuant la production des modèles de 1932 jusqu’en mars 1933, Dodge présente ses nouveaux modèles 1933 à trois dates différentes. Extérieurement, les Dodge de 1933 se reconnaissent à leur calandre inclinée en étrave, leurs carrosseries arrondies et leurs ailes avant très bombées qui se rejoignent en dessus de la calandre. Les portes avant s’ouvrent d’avant en arrière. Le pare-brise est désormais en verre de sécurité Les modèles 6 Cylindres sont proposés en six types de carrosseries, et les 8 Cylindres en cinq types seulement. La 6 Cylindres Série DP est présentée le 523 novembre 1932. Elle est établie sur un empattement de 2,82 m. Elle arbore des pare-chocs avant et arrière à une lame rectiligne, des phares ronds chromés et elle n’a plus de feux de position latéraux. Elle est affichée au tarif de 595$. Elle est produite en 15.420 unités, dont 980 châssis nus. La 8 Cylindres Série DO est présentée le 2 janvier 1933. Elle est établie sur un empattement de 3,09 m. Ses phares sont profilés. Elle est produite en 1.625 unités, dont 13 châssis nus. Le 5 avril 1933, la Série DP est fortement modifiée en adoptant le châssis long qui allonge la distance entre les roues avant et l’habitacle, donnant ainsi à l’auvent une longueur inhabituelle. Grâce à la reprise de l’économie américaine, le marché automobile bondit de 56%, et avec ses tarifs attractifs et son style élancé, Dodge multiplie par 3 sa production qui atteint 91.403 unités (et même 106.103 sur l’année calendaire). Avec 7,3% de parts de marché, la marque remonte alors à la 4° place des constructeurs.

1933 dp sedan

Pour montrer la supériorité de ses modèles, Dodge fait réaliser en 1934 les premières publicités comparatives sous la forme de petits films (les « showdowns », confrontations) tournés avec des voitures d’autres constructeurs et finissant par des comparaisons toujours très flatteuses pour la marque. L’année est marquée par l’abandon des modèles 8 Cylindres, et par le positionnement de Dodge en dehors du programme Airflow[xxvi]. Désormais, les Dodge 6 Cylindres sont proposées en deux longueur du nouveau châssis à entrecroises en X ; une version courte, Série DR, à empattement de 2,97 m, et une version longue, Série DS, à empattement de 3,07m. Ces deux nouvelles Séries sont présentées le 2 janvier 1934. Le dessin extérieur est entièrement renouvelé avec un pare-chocs avant à une lame cintré en son milieu, une nouvelle calandre en étrave, trois ouïes de capot horizontales, des ailes à bavolets et des phares chromés en forme d’obus. Le dessin du bélier mascotte est modifié. Une très fine baguette souligne la ligne de caisse.

1934 1934

Toutes les glaces sont en verre de sécurité « Duplate ». Enfin, les roues en bois ne sont plus proposées. Au niveau mécanique, le moteur 6 cylindres de 3,56 l développe 82 ch., et il peut être équipé en option d’une culasse en aluminium (« Silver Dome », dôme argenté) qui le pousse à 87 ch. L’embrayage est automatique. Les habitacles sont équipés d’un nouveau système de ventilation à sept niveaux de réglage à partir du tableau de bord, le « Finger Touch » (toucher du doigt). Le 2 juin 1934, la Série DR est déclinée en une version d’appel, la Série DRXX, à l’équipement moins complet. Elle se reconnait par l’absence de baguette de caisse, et elle n’a ni glaces de sécurité, ni ventilation « Finger Touch », ni embrayage automatique. Dodge en profite pour modifier le dessin des ouïes de capot en les remplaçant par de multiples crevés de toute petite largeur, les « Wind Stream ». Au niveau commercial, la Série DRXX est désigné sous l’appellation de « Standard », la DS de « Special » et la DR de « DeLuxe ». Dans un marché qui bondit encore de 28%, la production de Dodge n’augmente que de 19% à 108.687 unités et elle baisse même de 10% à 95.011 unité sur l’année calendaire ; la DeLuxe est la plus produite (78.257 unités, dont 1.475 châssis nus), devant la Standard (15.004 unités, dont 1 seul châssis nu) et la Special (1.750 unités, dont 3 châssis nus). Parmi les Special, deux carrosseries à l’arrière en pente (« Slantback ») se distinguent : l’Aerodynamic Brougham (ou Close-Coupled Sedan) 5 places produite à 1.397 unités, qui vaut 845$, et l’Aerodynamic Convertible Sedan 5 places produite à 350 unités, qui vaut 875$. Avec une part de marché qui se réduit à 5,1%, Dodge se maintient à la 4° place des constructeurs.

La génération « Beauty Winner » (reine de beauté), 1935-1938.

 1935 dodge 11 1

La Chrysler Corporation se réorganise en 1935 : la Plymouth Motor Corporation devient la Plymouth Division, la Dodge Brothers Corporation devient la Dodge Division, la DeSoto Motor Corporation devient la DeSoto Division et la Chrysler Motor Corporation devient la Chrysler Sales Division. L.L. Colbert est nommé vice président de Dodge[xxvii]. Une seule Série, référencée DU, est présentée le 2 janvier 1935 sous l’appellation de « New Value » (valeur nouvelle). Les carrosseries sont complètement redessinées ; le style devient plus rond et les carrosseries sont abaissées. Les ailes galbées descendent sous les pare-chocs à une lame cintrée, la calandre à 3 barres horizontales est bombée et le coffre est intégré. Les feux de positions sont placés sur les tabliers des ailes. Le capot reprend les ouïes inaugurées l’année précédente. Mécaniquement, le moteur est reculé de 18 cm dans son berceau pour une meilleure répartition du poids et la suspension indépendante avant échange ses ressorts hélicoïdaux pour des ressorts à lames (mais elle est équipée d’amortisseurs hydrauliques à double effet). Ces ressorts sont fabriqués dans un alliage d’acier plus résistant, l’Amola. Le moteur reçoit un starter automatique et l’embrayage est ventilé. Le bouchon du radiateur est placé sous le capot. La direction plus démultipliée est plus douce et est désignée « Finger Tip » (bout du doigs). Le pare-brise dispose d’un nouveau système d’ouverture baptisé « Air Glide ». Neuf types de carrosseries sont proposés, sept sur un empattement de 2,95 m et 2 sur un empattement allongé à 3,25 m. Produite de novembre 1934 à septembre 1935, la New Value est fabriquée à 158.999 unités, dont 1.211 châssis longs et 1.258 châssis nus. En cours d’année, une Touring Sedan 5 places (parmi les 74.203 construites) est la 3 millionième Dodge produite. Sur un marché en hausse de 18%, Dodge maintient sa 4° place des constructeurs, malgré une production totale multipliée par 2,2 à 211.752 unités !

Les modèles de 1936 sont présentés le 2 novembre 1935, sous la référence D-2 mais sous l’appellation de « Beauty Winner » (reine de beauté). Le style est reconduit, mais la calandre plus ronde reçoit 4 barres horizontales, les phares sont encore plus profilés, les ouïes de capot sont rehaussées par cinq fines baguettes chromées et la lame du pare-chocs est rectiligne. Les carrosseries fermées reçoivent un toit entièrement en acier[xxviii] à la ligne incurvée vers l’arrière ; il est isolé pour servir d’antenne pour la radio. Onze types de carrosseries sont proposés, dont une Commercial Sedan, et un seul sur châssis long, la Sedan 4 portes 7 places. Produite de septembre 1935 à août 1936, la Beauty Winner est fabriquée à 263.647 unités, dont 1.942 châssis longs et 1.358 châssis nus. L’économie américaine retrouve son dynamisme et le marché automobile bondit de 51%. La production totale de Dodge croît de 30% et atteint 274.904 unités. Pourtant, avec 8% de parts de marché, Dodge reste toujours à la 4° place du classement des constructeurs.

Ginger rogers et sa beauty winner de 1936

Ginger Rogers et sa Beauty Winner.

Pour 1937, le style est retouché avec une calandre à trente barres horizontales scindée par une large division centrale peinte au ton de la carrosserie, des phares plus larges accolés à la calandre, la suppression des trompes d’avertisseur passée sous le capot, et une longue baguette chromée qui court le long de la ligne de caisse. A l’arrière, la plaque d’immatriculation est placée au centre de la malle. Les poignées de portes sont incurvées pour éviter d’y coincer les vêtements ! Les véritables innovations sont faites au niveau mécanique. Grâce à l’installation d’un pont arrière hypoïde, le plancher est abaissé et, pour la première fois dans l’industrie, les carrosseries sont montées sur silentblocs. Enfin l’habitacle est également retouché avec une nouvelle planche de bord qui comporte moins de cadrans et où les boutons de commande sont placés plus en retrait. Pour le confort des passagers, les places arrière sont équipées de lampes de lecture individuelles au lieu du plafonnier central, et les sièges avant sont davantage rembourrés. La ventilation reprend le système « No Draft » adopté par les autres constructeurs. Et comme les autres voitures du groupe Chrysler, les Dodge sont équipées d’évents de dégivrage. Présentée en octobre 1936, mais produite de septembre 1936 à août 1937, la Série D-5 est proposée en 10 types de carrosseries dont 2 sur châssis long. Sa production atteint 295.047 unités, dont 2.514 châssis longs (2.207 Sedans et 216 Limousines). Sur l’année calendaire, la production est de 288.841 unités, en hausse de 5% alors que le marché n’augmente que de 3%. Avec une part de marché de 8,7%, Dodge est toujours le 4° constructeur américain.

L’ultime développement de la « Beauty Winner », la Série D-8, est présentée en octobre 1937. La calandre reste la même mais elle se termine en pointe car les ailes avant se rejoignent en bas et au centre. Le nouveau dessin des ailes augmente d’ailleurs la longueur des carrosseries de 30 cm. Les ouïes de capot sont remplacées par des enjoliveurs qui prolongent visuellement la grille de calandre. Les phares intègrent à moitié les ailes avant, comme sur tous les modèles du groupe Chrysler. Enfin, un joint remplace l’encadrement métallique du pare-brise ce qui améliore la visibilité. Au niveau mécanique, les tambours de freins sont agrandis à 28 cm et l’embrayage reçoit un graissage automatique. A l’intérieur, le frein à main est placé sous la planche de bord à main gauche du conducteur avec une poignée revolver. Les tarifs vont de 808$ à 1.275$. Fabriquée de septembre 1937 à juillet 1938, la Série D-8 est construite en 114.529 unités, dont 2.301 châssis longs (1.953 Sedan 7 places et 153 Limousine 5 places). Parmi les châssis nus, 135 sont achetés par le carrossier US Body Forging Co. de Buffalo (New York) qui y installe sa carrosserie de Station Wagon woodie à 7 places « Westchester Suburban » qui possède deux roues de secours dans les ailes et deux phares chercheurs ; son plus célèbre client est l’acteur Clark Gable.

1938

Hélas, l’année 1938 est marquée par un retour de la crise économique, et une chute du marché automobile de 50%. La part de marché de Dodge recule à 6,7% et la marque passe à la 5° place des constructeurs.

La génération Luxury Liner (paquebot de luxe), 1939-1942.

Pour marquer son 25° anniversaire, Dodge dévoile un nouveau modèle en octobre 1938 ; la Série D-11 « Luxury Liner ». La mécanique est inchangée mais le châssis normal est légèrement allongé à 2,97 m et le châssis long atteint 3,40 m. Le dessin des carrosseries est entièrement nouveau. Les phares sont désormais intégrés dans les ailes avant sur lesquelles sont placés les feux de position. La calandre adopte un dessin horizontal avec une grille à 12 barres qui ne s’étend que sur les passerelles d’ailes ; elle est surplombée par le nez du capot en pointe qui est percé en son milieu de cinq ouvertures horizontales. Les côtés du capot reprennent ces cinq ouvertures qui se rejoignent presque au centre. Le pare-brise, en V très léger, est en deux parties. Les carrosseries sont plus longues et plus larges qu’avant ; du fait de l’évasement des portes, les marchepieds sont réduits au point de n’être plus que décoratifs. Quatre baguettes enjolivent les ailes en rappelant le style de la calandre. A l’intérieur, le levier de vitesse « Remote Control » passe du plancher à la direction et le compteur de vitesse est équipé de la « Safety Light », un éclairage dont la couleur change en fonction de la vitesse de la voiture. Les portes se verrouillent désormais de l’intérieur, ce qui soulage bien des parents dont les enfants jouent sans cesse avec les ouvertures et parfois tombent sur la route ; un genre d’accident très fréquent à cette époque. La Luxury Liner est proposée en dix types de carrosseries et en trois niveaux de finition : Special (3 carrosseries), DeLuxe (7 carrosseries, dont 2 sur châssis long). La carrosserie la plus remarquable est celle du Town Coupé produit par le carrossier Hayes[xxix] dont le toit très arrondi tombe sur la malle arrière qui descend en une magnifique courbe sur le pare-chocs arrière ; la séparation du pare-brise est prolongé par un plis de tôle qui court sur le toit jusqu’à la lunette arrière qui est elle aussi en deux parties.

1937

Hayes fabrique 1.000 de ces carrosseries pour le groupe Chrysler : 602 pour Dodge, 264 pour DeSoto (qui les diffusent sous l’appellation de Custom Club Coupé) et 134 pour Chrysler (Victoria Coupé). Commencée en août 1938 et arrêtée en juillet 1939, la production de l’année modèle 1939 atteint 179.300 unités. Dans un marché en hausse de 33%, la production de l’année 1939 atteint 186.474 unités (114.457 DeLuxe, 70.999 Special et 1.008 châssis nus), soit une progression de 63%. Mais bien que la part de marché remonte à 8,3%, Dodge conserve la 5° place des constructeurs.

La Luxury Liner Série D-14 de 1940 est plus longue et plus basse ; l’empattement normal est porté à 3,04 m et le long à 3,54 m. La calandre est entièrement retravaillée ; elle se prolonge en pointe vers le haut et vers le bas en son centre et elle est scindée en deux parties horizontales séparées par une barre peinte au ton de la carrosserie. Une large baguette chromée par du sommet de la grille de lacalandre pour se prolonger sur le capot jusqu’au pare-brise. Les ouvertures latérales du capot adoptent un dessin simplifié encadré par deux baguettes chromées dont celle du haut se prolonge tout au long de la ceinture de caisse. Dodge est inscrit de part et d’autre du nez du capot. Les phares sont formés de blocs optiques étanches et les feux de position sont placés au sommet de leur porte. Les ailes sont soulignées par trois baguettes placées à mi hauteur. A l’intérieur, les sièges sont rembourrés de caoutchouc mousse. Disponible en niveau de finition Specail et DeLuxe, la série D-14 est déclinée en une version plus abordable, la Série D-17, à l’équipement moins luxueux ; la baguette chromée le long de la ligne de caisse est remplacée par un simple filet de peinture, essuie-glace fonctionnant à dépression et non électriques, etc. Le coupé à siège spider est supprimé de la gamme des carrosseries, mais le coupé reçoit désormais des strapontins. Dans le courant de l’année, Dodge présente une Sedan à 4 portes peinte en deux tons avec les ailes avant, le capot et les ailes arrière en teinte foncée et le reste de la carrosserie dans la même teinte mais très claire. Les peintures deux tons des autres modèles est plus classique, avec une séparation horizontale au niveau des glaces (foncé en bas et clair au dessus). Commencée en août 1939 et achevée en juillet 1940, la production de l’année modèle est de 189.643 unités (deux tiers pour la Série D-14, un tiers pour la Série D-17), dont 298 châssis longs. Dans un marché qui retrouve toute sa santé avec une progression de 65%, la production de l’année calendaire de Dodge augmente de 21% et atteint le record de 225.595 unités, soit 26% de celle de la Chrysler Corporation. Mais sa part de marché retombe à 6,1% et la marque se classe au 6° rang des constructeurs.

1940 d14 deluxe luxury liner

Pour 1941, Dodge ne propose que la seule Série D-19, qui est présentée en septembre 1940. Elle est déclinée en deux niveaux de finition : DeLuxe et Custom. A cette occasion, Dodge utilise pour la première fois comme emblème de calandre un blason qui reprend le dessin de la calandre avec une barre verticale centrale noire et six barres horizontales rouges et blanches alternées. La calandre s’étend maintenant largement sur les ailes jusqu’à englober les phares et elle adopte une forme de cœur. Elle est scindée verticalement en son milieu par une barre peinte dans le ton de la carrosserie et elle comporte 13 barres horizontales. Les feux de position sont encastrés sur le côté extérieur des phares. Le pare-brise et la lunette arrière sont agrandis.

Publicite pour la fluid drive

Au niveau mécanique, la puissance du moteur est poussée à 93 ch. et la transmission est équipée en option du système « Fluid Drive » disponible sur les Chrysler depuis 1939. Il s’agit d’un dispositif hydraulique installé entre le moteur et la boite mécanique à 4 vitesses, qui permet de supprimer 95% des passages de vitesse en rendant automatique le passage de 1° en 2° et celui de 3° en 4°. A l’intérieur, les passagers avant ont droit à un accoudoir et les passagers arrière à des sangles de maintien verticales. Commencée en août 1940 et terminée en juillet 1941, la production de l’année modèle bondit à 236.999 unités, dont 682 châssis longs (601 Sedan 7 places, 61 Limousine 5 places et 20 châssis nus). Mais dans un marché en repli de 4%, la production de l’année calendaire n’atteint que 215.575 unités, et avec 6% de parts de marché, Dodge recule à la 7° place des constructeurs.

1942

La Série D-22 est présentée en septembre 1941. L’avant est plus massif avec une calandre rectangulaire à 6 barres qui englobe les phares, et qui est rehaussée en son milieu par 7 barres verticales plus fines. Sur les côtés, les marchepieds disparaissent sous l’évasement des portes. A l’arrière, les crosses chromées qui logent les feux sont supprimés, les feux s’encastrant dans les ailes. A l’intérieur, un avertisseur signale que le frein à main n’a pas été relâché quand la voiture roule, et un bouton placé sous la planche de bord commande l’ouverture du capot. Le moteur de 3.772 cm3 développe 105 ch. Proposée en onze types de carrosserie (4 en version DeLuxe et 7 en version Custom, dont 2 sur châssis long), la Série D-22 voit sa production débutée en août 1941 s’arrêter brutalement fin janvier 1942 en raison de la conversion de l’industrie américaine à l’effort de guerre. La production de l’année modèle n’est ainsi que de 68.522 unités (dont 210 châssis long ; 201 Sedan et 9 Limousine), celle de l’année calendaire de 11.675 unités seulement. Dodge conserve 6% de parts de marché, mais remonte à la 6° place des constructeurs.

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Désormais, Dodge, comme tous les autres constructeurs américains, construit des pièces pour des armes, des chars, des navires, des avions et des sirènes d’alerte. Outre 18.000 moteurs d’avions, la contribution la plus mémorable de Dodge à la victoire des Alliés est la fabrication de 500.000 camions tactiques de type WC (une désignation usine indiquant l’année de présentation (W) et le poids transportable (C pour 500 kg) mais traduite par les soldats en weapons carrier, transporteur d’armes), déclinés en une cinquantaine de versions 4x4 et 6x6 et en une multiplicité de modèles (transport de troupe, ambulance, tracteur routier, dépanneuse, véhicule de commandement …).

1942

A suivre …

 

Bibliographie :

The Dodges: The Auto Family Fortune and Misfortune. Jean Maddern Pitrone et Joan Potter Elwart.

The Dodge Brothers: The men, the motor cars and the legacy. Charles K. Hyde, Wayne State University Press – Great Lakes Books, 2005.

 


[i] Della et John poursuivent des études jusqu’au lycée.

[ii] Le couple a trois enfants : Winifred (1894-1980), Isabel (1896-1962) et John Duval (1898-1942).

[iii] Elle change son nom en Anna Thomson Dodge à l’occasion de son mariage. Le couple a deux enfants ; Delphine (née en 1899) et Horace Jr (1900-1963).

[iv] Le symbole du Canada depuis 1848.

[v] Selon les termes de la publicité publiée dans le Detroit City Directory en septembre 1901.

[vi] Que ses anciens associés rebaptisent Cadillac Automobile Company avec l’aide de Henry Martin Leland.

[vii] Le couple a trois enfants : Frances Matilda (1914-1971), Daniel George (1917-1938) et Anna Margaret (1919-1924).

[viii] Cette fois, ils ne font pas appel à Alfred Kahn qu’ils estiment incapable de dessiner une usine de façon logique.

[ix] Ce qui constitue le premier crash-test de l’histoire.

[x] Michigan Manufacturer and Financial Record.

[xi] Il en sera de même dans chaque ville où la voiture est présentée.

[xii] Dodge v. Ford Motor Company, 170 N.W. 668 (Mich. 1919). C’est le principe de base du capitalisme. Il est toujours appliqué de nos jours, et pas uniquement par les fonds de pensions.

[xiii] Au total, Henry Ford rachète la totalité des actions de sa société pour 106 millions de dollars.

[xiv] José Dorotéo Arango Arambula, dit Francisco Villa, dit Pancho Villa (1878-1923), bandit devenu général pendant la Révolution mexicaine (1910-1911, suivie par une guerre civile jusqu’en 1920). Le 9 mars 1916, il attaque un détachement du 13° régiment de Cavalerie américain à Columbus (Nouveau Mexique) pour s’emparer de son armement et de ses chevaux.

[xv] John Joseph Pershing (1860-1948) intègre West Point en 1882 et devient général en 1903, il commande le corps expéditionnaire américain en France en 1917 et 1918. Il est le seul officier a avoir été nommé de son vivant (en 1919) au plus haut grade de l’armée américaine (général des armées). Il prend sa retraite en 1924.

[xvi] George Smith Patton Jr (1885-1945) intègre West Point en 1904 et devient général en 1941. En 1944,  il est nommé commandant de la 3° Armée américaine et participe à la Libération.

[xvii] Le corps expéditionnaire américain qui débarque en Europe en avril 1917 est lui aussi équipé de Dodge Brothers, mais c’est Cadillac qui fait construire une voiture sur mesure pour son chef, le général Pershing.

[xviii] Le mot « dependable » est littéralement créé par la firme, il n’existait pas auparavant dans la langue américaine.

[xix] Expéditions en Asie Centrale du Musée Américain d’Histoire Naturelle (1924-1928).

[xx] Société créée par William Durant, le fondateur de General Motors et de Chevrolet, évincé de son poste de PDG de GM en 1921.

[xxi] En commémoration du dixième anniversaire de la Victoire de 1918.

[xxii] La Chrysler Corporation est alors forte de 4 marques : Chrysler, Plymouth, DeSoto (toutes les deux créées en 1928) et Dodge Brothers.

[xxiii] Une des trois espèces de mouflons canadiens (ovis canadensis, en anglais : bighorn sheep) renommée pour ses grandes cornes recourbées. Le mâle (bélier, en anglais : ram) peut atteindre 230 kg et la femelle (brebis, en angalis : ewe) 90 kg.

[xxiv] Avard Tennyson Fairbanks (1897-1987), prolifique sculpteur américain diplômé de Yale et qui a étudié aux Beaux Arts à Paris et à la fondation Guggenheim à Florence.

[xxv] Système importé en France par Citroën.

[xxvi] Dodge construit toutefois 112 versions utilitaires de l’Airflow entre janvier 1935 et décembre 1936.

[xxvii] Il en devient le président dix ans plus tard avant de succéder à Keller à la présidence de la Chrysler Corporation en 1950.

[xxviii] Auparavant, certains toits étaient évidés au centre et recouverts  de molesquine.

[xxix] Hayes Body Company, de Grand Rapids (Michigan).