L'après-guerre (1945-1954)

L’homme regarda sa maquette. Quel dommage qu’ils ne l’écoutent pas ! C’était pourtant l’évolution parfaite de celle de 1939. Et sur ce petit modèle, elle pouvait être expérimentée sans risque. Le petit modèle non plus, ils n’en voulaient plus malgré tous les millions qu’ils y avaient consacrés. Ainsi s’achevait douze années de sa vie. Au moins rejoignait-il une bonne équipe, des jeunes gens dynamiques, à l’image de son nouveau patron ; il ne regretterait pas de l’avoir choisi. Le plus surprenant, c’est qu’il venait de lui proposer de finaliser un projet similaire à celui que eux venaient d’abandonner !

A 56 ans, Earle S. MacPherson[i] quitte ainsi son poste d’ingénieur en chef de Chevrolet pour rejoindre l’équipe technique de Ford. Deux ans plus tard, sa suspension équipe pour la première fois une voiture de série : la Ford Vedette, que son constructeur réserve finalement pour le seul marché français.

Les crises de l’après-guerre.

Depuis 1943, les responsables de Chevrolet prévoient le retour à une production normale en anticipant une éventuelle crise économique semblable à celle qui a suivi le premier conflit mondial. Le projet retenu est une sedan à quatre portes dotée d’une carrosserie ponton sur un empattement de 2,74 m, motorisée par un Stovebolt à cylindrée réduite et baptisée Cadet. Mais en mai 1947, il est abandonné car une telle compacte coûte aussi cher à fabriquer qu’une voiture normale[ii].

Au cours de cette période, la division est perturbée par les changements de ses responsables. En juin 1946, M.E. Coyle est remplacé à son poste de directeur général par Nicholas Dreystadt, le directeur de Cadillac depuis 1934[iii]. Malheureusement, Dreystadt décède deux ans plus tard. Et son successeur, W.E. Armstrong, doit rapidement démissionner pour raison de santé. Finalement, en 1949, c’est Thomas H. Keating qui est nommé à la direction de Chevrolet.

La reprise de l’après guerre est également perturbée par une pénurie de matières premières ainsi que par une grève de 113 jours, entre le 21 novembre 1945 et le 13 mars 1946 ; les 320.000 ouvriers du groupe demandent une augmentation de 30% des salaires qui avaient été gelés pendant toute la durée de la guerre.

La Chevrolet de la victoire (1946-1948).

Puisque la Cadet n’a pas convaincu, Chevrolet relance la production de ses modèles d’avant-guerre en attendant le premier véritable nouveau modèle qui doit sortir pour 1949. Chaque millésime se caractérise par un dessin de calandre particulier : le modèle de 1946 présente cinq grosses barres dont les deux du bas se prolongent sur les ailes, celui de 1947 ne comporte que quatre grosses barre, et le nom Chevrolet est gravé sur celle du haut, enfin celui de 1948 en diffère par l’ajout d’une moulure chromée en T. Les dénominations changent : la Master DeLuxe devient Stylemaster (en Business Coupe, Sport Coupe, et Sedan à 2 et à 4 portes) et la Special DeLuxe devient Fleetmaster (avec en plus un Convertible Coupe et un Station Wagon à 8 places). La Fleetline devient quant à elle une sous-série à part entière avec deux modèles à toit fastback : la Sport Master Sedan à 4 portes et l’Aero Sedan à 2 portes.

Assemblée le 3 octobre 1945, la première Chevrolet de l’après-guerre est présentée au public en novembre. Pour compenser l’inflation subie au cours des quatre ans de guerre, les prix sont augmentés de 50% par rapport à ceux de 1942 ; ils s’échelonnent de  1.098$ à 1.712$.  Du fait de la grève, Chevrolet ne redémarre vraiment ses chaînes de montage que le 29 mars 1946 et ne produit que 398.028[iv] voitures, quand Ford en a produit 468.022. Mais dès 1947 Chevrolet récupère la première place avec 671.546 unités et de nouveau en 1948 avec 696.449 unités (Ford restant autour de 430.000 unités ces deux années là).

Le renouveau (1949-1954).

Le véritable renouveau de la marque se prépare pendant ce temps. Keating raccroche Chevrolet au programme de renouvellement de la GM prévu pour 1949 avec la nouvelle ligne ‘semi-ponton’, plus basse, aux ailes avant intégrées sans décrochement dans les portières et aux ailes arrière moins proéminentes. Cette caisse est utilisée pendant six années, avec des retouches cosmétiques à chaque millésime. De nouveau, c’est la calandre qui est le plus souvent modifiée. En 1949, elle est composée de trois éléments : une barre supérieure en forme de moustache sur laquelle est gravé Chevrolet, une barre centrale qui porte les feux de position, et une barre inférieure au dessus du pare-chocs, ces deux dernières barres étant séparées par sept petites barres verticales.

1950 chevrolet 4 door sedan

En 1950, ces barres verticales sont abandonnées et les feux de position surmontent des éléments striés de trois rainures. Ces éléments sont supprimés en 1951 quand les feux de position migrent vers le bas de la calandre. En 1952, la barre centrale horizontale s’orne de cinq moulures proéminentes qui les font surnommer ‘Chevrolet Teeth’ (les dents de Chevrolet). En 1953, le nombre de dents est réduit à trois, des feux de positions ronds étant placés de part et d’autre de la grille.

1953 chevrolet 211

Et pour 1954, la barre supérieure s’étend jusqu’au bord des ailes, la barre centrale retrouve cinq dents et les feux de position deviennent rectangulaires. Le pare-chocs est redessiné avec des extrémités qui pointent en avant. Le pare-brise ne connaît qu’une seule modification : il apparaît en deux parties séparées par une division chromée avant d’être remplacé par un pare-brise en une seule pièce en 1953. Comme depuis 1942, les Chevrolet sont déclinées en versions classiques à trois volumes (les ‘Styleline’) et en version fastback à deux volumes (les ‘Fleetline’). Mais après avoir été les modèles les plus vendus de la gamme, ces derniers (une Sedan 2 portes et une Sedan 4 portes) passent de mode et ils sont progressivement supprimés en 1952 puis définitivement en 1953. La gamme des carrosseries Styleline comporte initialement six conduites intérieures, trois à 2 portes (Business Coupe, Sport Coupe et Sedan), une à 4 portes (Sedan), deux Station Wagon, et un cabriolet (Convertible Coupe). Les Station Wagon connaissent une évolution : le modèle ‘woodie’ présenté en 1949 est supprimé dès l’année suivante, mais les modèles tout acier continuent d’être décorés d’éléments en plastique ou peints imitant le bois. Enfin, la carrosserie la plus attrayante est celle du coupé hardtop ‘Bel Air’[v] (version populaire du Coupé de Ville de Cadillac) qui apparaît en 1950. Au niveau mécanique, ces Chevrolet sont établies sur la caisse de type A de la GM avec un empattement de 2,92 m. Elles démarrent leur carrière avec le ‘Stovebolt’ 6 cylindres de 3.548 cm3 (216,5 c.i.) et de 90 ch. (puis de 92 ch. en 1950), mais dès 1950, il est secondé par sa version ‘Blue Flame’ réalésée à 3.859 cm3 (235,5 c.i.) de 105 ch. qui est poussé à 108, 115 et 125 ch. en 1953 et 1954. L’arrivée de ce moteur correspond à celle de la boite automatique ‘Powerglide’ à deux rapports que Chevrolet propose en option dès 1950. Les désignations de ces Chevrolet reviennent aux appellations traditionnelles de Special et DeLuxe, chacune désignant un niveau de finition plus ou moins complet. Les Special se reconnaissent par l’absence de baguettes de caisse, leurs sabots d’ailes arrière en caoutchouc noir et leur équipement intérieur succinct. Les DeLuxe arborent un accastillage chromé complet, jusqu’aux sabots d’ailes arrière, et un équipement intérieur plus riche ; la position de l’inscription DeLuxe sur la carrosserie est un autre moyen de distinguer leurs millésimes. Mais avec l’abandon des carrosseries fastback en 1953, la distinction entre Styleline et Fleetline n’a plus de raison d’être et Chevrolet désigne ses deux séries par les trois premiers chiffres du numéro de série : 150 (One-Fifty) pour les Special, et 210 (Two-Ten) pour les DeLuxe, tandis que l’appellation Bel Air s’applique désormais à une série à part entière (la 240). Cette série ‘Bel Air’ se composent de 4 puis de 5 modèles (Sedan 2 et 4 portes, Convertible Coupe, Hardtop Coupe puis Station Wagon) ; ils se distinguent extérieurement par le panneau de couleur spéciale sur l’aile arrière qu’encadrent deux baguettes chromées et dans lequel est inscrit Bel Air en lettres cursives.  Toutes séries confondues, la carrosserie la plus appréciée est celle de la Sedan 4 portes Styleline, dont les ventes représentent près de la moitié de celles de la marque en 1953 et 1954. Commercialement, bien que Chevrolet assure sa position de premier constructeur américain de 1950 à 1953, la situation se dégrade d’année en année : la production qui atteint 1.498.590 unités en 1950, baisse de 18% en 1951 à 1.229.986 unités et s’effondre de 33% en 1952 à 818.142 unités. Et Ford fait mieux en 1949 (grâce à une présentation plus rapide de son nouveau modèle) et en 1954 (à quelques milliers d’unités seulement).

Laissez les clés sur le bureau…

En mai 1952, le président de la GM, Charlie Wilson, offre à Tom Keating tout ce qu’il veut pour sortir de cette mauvaise passe. « Je veux Ed Cole » lui répond Keating. Edward Nicholas Cole (1909-1977) est l’ingénieur qui a conçu le V8 Cadillac à haute compression de 1949 ; il assure à ce moment la direction de l’usine de la GM à Cleveland (Ohio). Harlow Curtice, le vice président de la GM, appelle aussitôt Cole et l’informe de sa promotion en tant qu’ingénieur en chef  de la division. « Que voulez vous que je fasse avant de quitter Cleveland ? » lui demande l’intéressé. « Laissez seulement vos clefs sur le bureau en partant » lui répond Curtice. Cole constitue rapidement son équipe et triple les effectifs du département d’ingénierie qui passent de 851 à 2.900 personnes. Quelques semaines après son arrivée, il participe à une réunion du conseil d’administration de la GM et Alfred Sloan, le président du conseil, l’interroge sur la situation de Chevrolet. C’est le genre de moment dont rêve plus d’un jeune cadre ambitieux, et Cole répond avec confiance : « J’ai développé quelques projets, et je suis prêt à vous les présenter dès que vous le souhaitez ». Charlie Wilson raille gentiment le jeune présomptueux : « Ce serait bien la première fois que des projets seraient approuvés sans que leur étude n’ait été soumise à notre accord préalable ».

Le premier de ces projets prend forme en 1953 avec la Corvette, une voiture d’image voulue par Harley Earl et très éloignée de l’image de la marque et de la clientèle habituelle de pères de famille qu’affectionne Chevrolet. Il s’agit d’un roadster 2 places établi sur un châssis normal dont l’empattement est réduit à 2,59 m (le plus petit depuis la Little Four de 1912) et sur lequel est posée une carrosserie en fibres de verre équipée d’une version du moteur 6 cylindres ‘Blue Flame’ de 3.859 cm3 poussé à 150 ch. grâce à ses trois carburateurs. Affichée au prix de 3.513$, elle est produite à 315 exemplaires en 1953 puis à 3.640 exemplaires en 1954, à peine 0,5% de la production totale de Chevrolet.



[i] Diplômé de l’université de l’Illinois, MacPershon (1891-1960) travaille pour Chalmers, Liberty et Hupmobile avant de rejoindre Chevrolet dont il est l’ingénieur en chef de 1935 à 1947, puis Ford où il obtient le même poste en 1952 jusqu’à sa retraite en 1958.

[ii] Ford parvient à la même conclusion avec son projet de compacte qui devient la Ford Vedette française.

[iii] La valeur d’un poste de directeur général d’une division de la GM est proportionnelle à son volume de ventes : en passant de Cadillac à Chevrolet, Dreystadt pouvait briguer la présidence du groupe.

[iv] Les quantités indiquées sont celles des années-modèles.

[v] Du nom d’un quartier chic de Los Angeles.

×