Voitures de rêves (1953-1959)

Depuis son premier travail pour la GM, la La Salle de 1927, les efforts de Harley J. Earl ont toujours été très estimés par les ingénieurs. Mais le goût du public prime d’abord dans l’esprit de Earl. Les «dream cars», ces voitures de rêve de l’après guerre construites pour présenter et tester de nouvelles idées en matière de design, sont principalement créées pour juger des réactions du public à une ligne, un contour, un détail.

Les Motoramas de la GM.

Les moyens habituels pour ces présentations résident dans les fabuleux «Motoramas» de la GM, expositions itinérantes extravagantes et fascinantes que la GM organise entre 1949 et 1961. «Un Motorama est bien plus qu’un bon salon ou qu’une bonne promotion», pour Harley Earl. «Franchement, le fait que les visiteurs expriment leurs avis personnels facilite mon travail de styliste. Et au fur et à mesure que ces centaines de milliers de critiques examinent votre exposition et commentent les modèles que vous leur proposez, vous acquérez une idée très claire de ce qu’ils ont aimé ou détesté.» En fin de compte, la GM arrête les Motoramas. Leur valeur promotionnelle ne compensent pas le fait qu’ils donnent à la concurrence un aperçu beaucoup trop net de sa production à venir.

L’Eldorado de 1953.

Le couvre capote métallique aperçu sur la première Eldorado a en fait été esquissé par le Art & Colour Studio quelques années avant que la voiture ne soit présentée en 1953. Pour le Motorama de 1952, Cadillac adapte l’idée sur un cabriolet spécial de la série 62. La voiture possède une sellerie réalisée entièrement sur mesure et deux antennes jumelles à l’arrière, le reste étant de série. Elle reçoit tant de critiques favorables, que Earl décide de le monter sur l’Eldorado de 1953 produite en série limitée. Bien que l’Eldorado soit vraiment une voiture de série, le fait que peu d’exemplaires en sont fabriqués durant sa première année suggère qu’il s’agit davantage d’une méthode pour tester des idées qu’un vrai effort de vente. Son pare-brise panoramique enveloppant, son toit entièrement escamotable, sa ligne surbaissée, ses roues à rayons chromées et son intérieur en cuir vont ainsi se retrouver sur de nombreux modèles de grande série produits par la GM les années suivantes. L’objectif réel de l’Eldorado est de placer Cadillac en tant que guide dans le domaine du style, de façon plus forte au milieu des années 1950 qu’il  ne l’a été en 1948, du moins aux yeux du public. Basse, nette, avec un minimum de chromes, l’Eldorado attire les foules aussi bien qu’une finale de football américain entre les Yankees et les Dodgers. A cet égard, l’Eldorado de 1953 est un succès considérable.

Ballade entre Orléans et Le Mans.

Au moment de la sortie de l’Eldorado, Cadillac présente deux créations de même nature, qui annoncent le style des prochains modèles, la berline Orléans et le cabriolet Le Mans. Cette dernière est une petite voiture à deux places à la carrosserie en fibre de verre. Le terme petite s’applique à l’échelle de Cadillac, son empattement est de 2,92 mètres...

1953 le mans

Sa face avant annonce assez fidèlement le style des modèles de série des années 1954 et 1955, bien que cet avant massif semble légèrement hors de proportions sur une carrosserie aussi courte. Contrairement à la plupart des voitures de salon, la voiture roule réellement, et rapidement, grâce à un dérivé de 250 ch du V8 de série de 5,4 litres. Sa conduite est rapide et convaincante, sa tenue de route n’est pas mauvaise. En regard de son appellation, le magazine Motor Trend la trouve cependant «nettement trop lourde et trop souple pour la compétition»... la compétition est, bien sûr, la dernière chose à laquelle pense Cadillac. La Le Mans réalise deux objectifs : présenter le prochain style avant des modèles de série, et prouver que la fabrication d’une carrosserie en fibres de verre est possible. L’avant de la voiture est repris sur toutes les Cadillac de l’année suivante, et la fibre de verre est adaptée avec succès sur la Corvette de 1953. La berline Orléans est cependant beaucoup plus intéressante que la Le Mans. D’abord parce qu ’elle correspond davantage aux luxueux modèles à six places qu’affectionne la clientèle de Cadillac. Ensuite parce qu’il s’agit de la première berline sans montant de la GM.

1953 orleans

C’est grâce à la femme d’un de ses collaborateurs que Harley Earl décide de mettre un coupé sans montant en production en 1949. « Elle voulait toujours rouler en décapotable, mais n’abaissait jamais la capote », raconte-t-il. « Elle pensait simplement qu’elle avait meilleure allure. Son mari est rapidement tombé sur les membres de notre équipe qui planchaient sur une idée similaire, et c’est ainsi que nous avons créer le « hartop »... Nous étions assez sûrs d’avoir une bonne idée de base, mais nous en fûmes certains quand nous avons organisé une présentation de tous les modèles à un congrès de banquiers et que nous avons demandé à ces gens plutôt conservateurs de choisir celui qu’ils aimeraient posséder. Soixante pour cent d’entre eux ont choisi un modèle sans montants. » La berline Orléans est une simple adaptation du concept du coupé De Ville ; elle élargi l’offre du « hardtop » aux gens qui en apprécient la ligne mais qui désirent une berline. L’idée de la berline sans montants vient également de la visite d’Harley Earl en Italie et de sa vision d’une Lancia contemporaine dessinée sans montants centraux. L’Orléans prouve que l’idée est utilisable d’un point de vue technique et son impact est énorme sur le public. Les berlines sans montants apparaissent en série dans les gammes Buick et Oldsmobile de 1955, et en 1956, Cadillac propose cette carrosserie sur la Sedan De Ville. Dès lors, le reste de l’industrie se dépêche de rattraper son retard. On peut y voir unes des raisons du succès de la General Motors, qui n’a pas hésité à risquer des millions sur une idée qui allait faire école.

1954.

L’année 1954 est celle où Cadillac présente le plus de prototypes. Trois modèles sont réalisés; les Park Avenue, La Espada et El Camino. Les deux derniers sont en fait deux versions de la même voiture, un coupé et un cabriolet.

1954 la espada ronald reagan

L'acteur Ronald Reagan au volant du prototype La Espada au salon de Chicago de 1954

Comme la Le Mans, elles ont un empattement court mais des faces avant massives. La forme des ailerons préfigure le dessin retenu sur l’Eldorado de 1955 et la gamme normale de 1958. l’aspect de leur face est repris de façon modifiée sur les modèles de 1957, tout comme la ligne de toit. Les quatre phares préfigurent l’équipement de l’Eldorado Brougham. Le nom « El Camino » est lui repris en 1959 sur un pick-up Chevrolet établi à partir d’un modèle de tourisme de cette division.

1954 el camino

Le magazine « Road & Track », qui avait qualifié la Le Mans de « chose », considère les La Espada et El Camino comme « merveilleusement bien faites ». Toutes deux présentent une décoration latéral en aluminium accentuant une « anse » derrière le passage de roues avant. Cette idée est utilisée, de façon stylisée, sur la Corvette de 1956. Comme la Le Mans, les La Espada et El Camino ne sont pas destinée à la production. D’ailleurs, elles auraient été trop petites pour la clientèle traditionnelle de Cadillac. Une fois de plus, la foule des visiteurs se tourne vers la Park Avenue, qui apparaît plus sérieuse en vue d’une production. En fait, c’est l ’ancêtre de la Cadillac Eldorado Brougham.

1954 park avenue

La Park Avenue est une « sedan de ville » à quatre portes, aux proportions élégantes bien qu’importantes, tout en étant plus petite que les modèles de série de 1954. Bien qu’elle conserve des montants latéraux, l’encadrement de ses vitres reste très étroit et suit fidèlement la courbe du toit, qui est recouvert lui en acier inoxydable brossé (une des touches favorites de Harley Earl). Les ailerons sont modestes, ils englobent trois feux arrières verticaux stylisés en forme de balle. Avant même la fin du Motorama de 1954, Earl aborde Don Arhens, le directeur général de la division, en lui proposant de construire un autre prototype pour 1955 et une modèle de série en 1956. Le projet de la Brougham est officiellement lancé.

1955 brougham

Le département d’ingénierie de Cadillac n’avait pas été mis au courant. Il ne délivre le châssis du prototype que 74 jours seulement avant l’ouverture du Motorama de 1955. Les préparations de dernière minute sont fiévreuses. Juste avant la soirée de la presse, alors que Earl se repose; la Brougham tombe de ses crics, froissant une aile et son pare-chocs. La confusion est totale pendant que les ouvriers s’affairent pour réparer les dégâts. Mais le jour suivant, alors que 5.000 visiteurs arrivent, la voiture vert clair tourne calmement et sans bruit sur sa rotonde. Si Harley Earl avait pu avoir une répartie historique, il aurait cité une phrase du « Prix de l ’excellence » : les envieux prétendent que c’est infaisable.

Le projet « Brougham »

Earl aida personnellement à évaluer les réactions du public face à l’Eldorado Brougham, et il fut très enthousiaste. Des milliers de brochures furent distribuées, on pouvait y lire : « la Brougham a été créée dans l’intention de retenir l’attention de ceux qui demandent les meilleurs produits ... une automobile compacte, personnalisée, facile à conduire et utilisant notre savoir faire le plus récent en matière de style et de technique. Ne mesurant que 1,37 mètre de haut et 5,33 mètres de long, elle possède des lignes basses et élancées ... un gracieux dessin de toit et de capot, une architecture sans montants unique ... et une visibilité gigantesque. Parmi les équipements intérieurs, il y a des fauteuils de club spécialement dessinés, une boite de maquillage individuelle et un tableau de bord unique. Ses performances sont assurées par un moteur Cadillac de haute puissance. » La Brougham de 1955 suit l’évolution des La Espada et El Camino avec ses doubles phares avant, bien que cette disposition ne soit pas autorisée dans tous les états. Pour cette raison, le modèle de série est resté quelques temps hors la loi dans ces états. Les législations furent rapidement modifiées toutefois; ce fut bien la seule fois où une loi fut adoptée pour arranger un constructeur automobile. Bien qu’ayant annoncé que la production de la Brougham débute en 1956, Cadillac ne peut tenir sa promesse. Les voitures ne sont pas encore suffisamment testées avant le mois de décembre. Pour compenser ce dédit, un prototype de présérie est présenté en même temps qu’une version à carrosserie spéciale, la Brougham Town Car.

1956 eldorado brougham town car

Cette Town Car a une carrosserie de coupé-chauffeur en fibres de verre, légèrement plus grande que la berline. Apparemment, le dessin ne connaît pas le succès et un seul exemplaire est construit. Un accueil plus chaleureux aurait sans doute pu faire renaître ce type de carrosserie très classique. L’Eldorado Brougham de 1957 de série constitue assurément le summum de la longue lignée des Cadillac expérimentales dessinées par Harley J. Earl. Bien qu’elle a fière allure et qu’elle est tout à fait unique, elle n’a aucun succès sur le marché. Après que 400 exemplaires en soient construits en 1957 et 304 en 1958, la production est transférée chez Pinin Farina. Les italiens en construisent 99 en 1959 et 101 en 1960 avant que la Brougham ne se retire de la scène. La voiture de rêve suivante que Cadillac présente dans les années 1950 n’est en réalité qu’une version particulière d’un modèle de série. La Biarritz décapotable spéciale de 1958 n’est construit qu’à cinq exemplaires. La principale caractéristique de cette voiture réside en son toit décapotable automatique; au simple toucher d’un bouton, on peut lever, abaisser ou immobiliser sa capote. Un contrôleur d’humidité relève automatiquement les vitres et la capote au simple contact d’une goutte de pluie, que le conducteur soit à bord ou pas. En position abaissée, la capote est recouverte d’un couvre capote métallique similaire à celui de l’Eldorado de 1953. Le mécanisme de cette capote est actionné par quatre moteurs électrique.

La Biarritz à toit automatique ne connaît aucune suite en série. Comme pour la Ford Skyliner à toit métallique rétractable, le public n’y voit qu’un simple excès de mécanique, malgré son goût prononcé en faveur des gadgets. Apparemment, les conducteurs des Cadillac décapotables semblent en core en mesure de se rappeler de relever les vitres et la capote quand il pleut, merci !

La dernière voiture de rêve.

1959 cyclone

La Cadillac Cyclone est la dernière voiture de rêve de Harley Earl. Elle est présentée en 1959, juste après que le créateur du style de la GM ne prenne sa retraite. Avec sa carrosserie en acier à deux places établie sur un empattement de 2,64 mètres, la Cyclone est la plus petite voiture qui porte le nom de Cadillac depuis cinquante ans. Son dessin est inspiré des vaisseaux spatiaux, avec un museau en pointe, un toit en bulle, un habitacle en forme de cockpit et des portières coulissantes, le tout inspiré sans aucun doute par les feuilletons télévisés interplanétaires de l’époque. Le canapé en plastique clair se soulève à l’ouverture d’une porte, mais il reste difficile d’entrer gracieusement dans la Cyclone du fait du retour de son pare brise.

1959 cyclone1

Le moteur est un V8 de 325 ch de série à carburateur à profil bas, radiateur en aluminium à double circuit et refroidi par deux ventilateurs. La Cyclone roule vite. Elle est présentée sur l’ovale de Daytona, le jour de l’inauguration du nouvel International Speedway. Cadillac insiste sur le fait qu’il ne s’agit que d’une étude de style, en fait, plusieurs de ses équipements sont plutôt avancés. Le pot d’échappement et son silencieux, par exemple, sont montés dans le compartiment moteur, l’échappement se faisant en avant des roues avant. Il y a aussi le système d’alerte de proximité (proximity warning device), une sorte de radar interne. Deux réflecteurs en aluminium de 25 cm sont montés derrière deux cônes placés aux extrémités des ailes avant, un émetteur et un récepteur. L’émetteur envoie des ondes que le récepteur reçoit si elles sont réfléchies par un objet qui se trouve en face. Le conducteur est prévenu de la présence d’un objet par une lumière clignotante et une sonnerie. Au fur et à mesure que la distance entre la voiture et l’objet diminue, la lumière clignote plus vite et la sonnerie se fait plus forte. Le bruit couru que ce système allait devenir une option en 1960 ou 1961, mais il n’en fut rien. Il est probable que la perturbation provoquée par ces signaux d’alarme soit un désagrément terrible, surtout si on manoeuvre dans le flot de la circulation. Packard avait essayé une version plus rudimentaire de radar automobile en 1956; il bloquait les freins dès qu’un objet entrait dans son champ d’action ... ce qui se montrait particulièrement embarrassant dans les rues bondées des villes.

L’analyse d’un rêve.

Malgré que Bill Mitchell soit nommé directeur du style de la GM en 1954, Harley Earl en reste le vice-président jusqu’à sa retraite en novembre 1958. La plupart de ses voitures de rêve et de ses prototypes sont démontés ou modifiés après son départ, bien que quelques uns aient survécus dans des entrepôts poussiéreux de la GM. Mitchell lui-même dessine beaucoup de prototypes, mais il s’agit plus de voitures de sport comme la Corvette ou la Corvair, ou de simples dérivés de voitures de série comme la Riviera ou la Toronado. Les jours de Cadillac en tant que créateurs d’idées automobiles sont révolus et disparaissent avec le Motorama de 1961. Mais beaucoup d’équipements présentés sur les voitures de rêve de Cadillac se sont finalement retrouvés sur des modèles de série. Harley Earl a toujours soutenu la validité de ses projets. « Ce ne sont pas tous des véhicules pour Buck Rogers ... Ce sont des petits laboratoires d’opinion ... Certains équipements expérimentaux ont été si rapidement adoptés par le public des Motoramas qu’ils ont été immédiatement montés sur les modèles de série. Il est également vrai que nous avons mis dans nos voitures de rêve beaucoup de choses pratiquement irréalisables, ou du moins des équipements qui apparaissent aujourd’hui comme tels. Personne ne peut présager ce que sera demain. »