Le trio classique (1955-1957)

Le deuxième de ces projets remonte à mai 1952, quand Tom Keating avait donné une seule  consigne à Ed Cole pour le modèle de 1955 : « Dessinez une nouvelle voiture en partant de zéro ». Cole part du moteur : il sait qu’il veut un moteur V8 léger, à course courte, capable de délivrer à la fois de la puissance et du couple à haut régime. Ses ingénieurs, dont Harry Barr et John Gordon, lui présentent le nouveau moteur au bout de quinze semaines. Les côtes sont de 95,25 mm pour l’alésage (3 pouces ¾) et de 76,2 mm pour la course (3 pouces) pour une cylindrée de 4.343 cm3 (265 c.i.). Pour des questions de coût, les culasses sont interchangeables. Le vilebrequin est en acier forgé, les pistons en aluminium, les culbuteurs sont allégés, les échappements doubles et les carburateurs sont à quatre corps. La puissance atteint 162 ch. en boîte mécanique (comme le V8 Ford) et de 170 ch. en boîte automatique. Complètement équipé, ce nouveau V8 ‘Turbo-Fire’ pèse 230kg, soit 20 kg de moins que le 6 cylindres ‘Stovebolt’ (250 kg). Ce dernier reste cependant le moteur de série, le V8 étant une option. Pour 1955, il est poussé à 123 ch. en boîte mécanique et à 136 ch. en boîte automatique, et pour 1956, il atteint 140 ch. mais il n’est proposé qu’en boîte mécanique. De son côté, le V8 est proposé en 4 versions : 162, 170, 205 ou 225 ch. En 1957, il est secondé par une version réalésée à 4.638 cm3 (283 c.i. - 98,55 mm x 76,2 mm) qui est proposée en 6 puissances : 185, 220, 245, 250, 270 et 283 ch. Cette dernière version est équipée du système d’injection ‘Ramjet’, une nouvelle option à 500$ qui permet à la marque d’afficher 1 ch. par pouce cubique, comme la Chrysler 300 B de 1956 (un objectif que bon nombre de motoristes cherchent à atteindre, et obtenu pour Chevrolet par John Dolza, E.A. Kehoe, Donald Stoltman et Zora Arkus-Duntov)). Pour absorber cette puissance, la boîte Powerglide est remplacée sur cette version par la nouvelle boîte automatique Turboglide à trois turbines. Mais même sans cela, les Chevrolet de 1957 sont performantes : une Bel Air Sport Sedan équipée du moteur de 270 ch. à carburateur quatre corps passe de 0 à 100 km/h en 9,9 s, abat le 400 m départ arrêté en 17,5 s et dépasse 175 km/h.

Pour accueillir ce V8, un châssis spécifique est conçu, établi sur le même empattement de 2,92 m, mais plus léger de 18% et plus résistant de 50% que son prédécesseur. La suspension est entièrement revue ; les ressorts à lames arrière (plus longues de 23 cm et plus larges de 5) sont placés en dehors des longerons, couplés à des amortisseurs montés en diagonale, tandis que la suspension avant repose sur des triangles superposés de taille inégale, des ressorts hélicoïdaux et des nouveaux ‘joints sphériques’ (rotules). Les ingénieurs baptisent cette suspension avant ‘Glide Ride’. Ce châssis est renforcé pour 1957 pour supporter des carrosseries plus lourdes, et les ressorts arrière sont repositionnés plus loin des longerons pour en améliorer la tenue de route. Les freins sont également revus pour absorber le surcroît de poids.

Un style impérissable.

Les premiers dessins des carrosseries sont esquissés en juin 1952 par Clare MacKichan[i] , le nouveau responsable du studio de style de Chevrolet, secondé des dessinateurs Carl H. Renner et Robert Veryzer, ainsi que de l’ingénieur en carrosseries Charles A. Stebbins, sous la supervision de Harley Earl et de son équipe du GM Styling. Moins radical qu’initialement envisagé par Earl, leur style, baptisé ‘Motoramic’, est bien plus moderne que celui des modèles de 1954, avec des lignes nettes et des flancs lisses. Si conformément au mot d’ordre « plus long, plus bas  et plus large », la hauteur des voitures est réduite de 15 cm pour les Station Wagon et de 7,6 cm pour les autres modèles, la longueur et la largeur des nouvelles venues sont elles réduites de 2,54 cm par rapport aux modèles précédents, mais elles semblent plus longues et plus larges en raison du dessin des ailes arrière et parce que le capot est à la même hauteur que les ailes avant. Les phares avant sont surmontés de visières qui prolongent le dessin des ailes, et les feux arrière dépassent légèrement des ailes arrière. Le pare-brise est panoramique, la calandre ressemble à celle d’une Ferrari et le capot est surmonté d’un aigle stylisé (réminiscence de l’aigle apparu sur la Chevrolet Eagle de 1933). La voiture est proposée en 9 types de carrosseries : 7 à 2 portes (Sedan, Utility Sedan, Coupe, hardtop Coupe, Convertible Coupe, Station Wagon et hardtop Station Wagon) et 2 à 4 portes (Sedan et Station Wagon). La carrosserie la plus originale est sans conteste celle du Nomad, le premier et seul Station Wagon hardtop 2 portes du marché, une idée de Carl Renner traduite initialement sur une Corvette du Motorama. La face avant est retouchée en 1956, avec une calandre plus large, un peu plus pointue et qui englobe deux gros feux de position rectangulaires, un capot plus long de 10 cm, des ailes redessinées et des nouvelles visières de phare. Les passages de roues sont plus arrondis et plus évasés vers l’arrière. Les pare-chocs avant et arrière sont aussi retouchés. A l’arrière, les feux sont redessinés et placés dans un logement chromé. Au niveau des carrosseries, une Sedan à 4 portes sans montant milieu rejoint la gamme (la hardtop Sport Sedan). Les voitures mesurent 5,02 m, et même 5,10 m pour les Station Wagon (c’est la première fois qu’une Chevrolet mesure plus de 200 pouces de long). Les modifications cosmétiques sont plus conséquentes pour 1957, et les voitures ont une allure de petite Cadillac ; nouvelle calandre ovalisée avec une division centrale horizontale qui arbore l’emblème Chevrolet en son milieu et deux feux de position circulaires sur les bords, nouveaux pare-chocs et apparition d’ailerons pointus sur les ailes arrière. Les Bel Air arborent une grille de calandre dorée, celle des autres modèles est argentée. Le travail fait sur les phares avant est remarquable : les phares sont centrés sur une fine grille dans un logement qui semble trop grand pour eux et qui dissimule en fait les entrées du système de ventilation. Cette astuce donne aux voitures un regard particulier, et elle permet d’abaisser la hauteur du capot. Ce dernier reçoit de part et d’autre deux ‘roquettes de capot’ et un immense V souligne l’inscription Chevrolet sur les versions à moteur V8. Les décorations latérales sont redessinées ; sur les versions 210 et Bel Air, elles soulignent la forme de l’aileron. Les roues ont des jantes de 14 pouces au lieu de 15 pour abaisser la hauteur des voitures, et toutes les carrosseries mesurent 5,10 m.

Carrière commerciale.

La gamme est composée de trois séries : 150, 210 et Bel Air. Pour 1955, la série 150 comprend quatre modèles : Sedan 2 portes, Utility Sedan, Sedan 4 portes et Station Wagon 2 portes baptisé ‘Handyman’. La Série 210 en comprend six : Sedan 2 portes, Coupe (baptisé ‘Delray’, du nom d’un quartier au sud de Detroit), hardtop Coupe, Station Wagon 2 portes (‘Handyman’), Sedan 4 portes, Station Wagon 4 portes 6 places (‘Townsman’). Et la série Bel Air six également : Sedan 2 portes, hardtop Coupe (‘Sport’), Convertible Coupe, Station Wagon 2 portes hardtop (‘Nomad’), Sedan 4 portes et Station Wagon 4 portes 9 places (baptisé ‘Beauville’, du nom d’un style de meubles). Les voitures sont disponibles en 14 teintes unies et en 23 combinaisons deux tons : le toit, le coffre arrière et la partie supérieure des ailes arrière sont peintes dans une nuance et le reste de la carrosserie dans une autre, des baguettes chromées séparant les deux parties (les 150 n’ayant pas autant de baguettes, leurs combinaisons deux tons sont limitées à la caisse et au toit). Par rapport aux modèles précédents, les intérieurs sont plus riches et mieux finis. Les instruments sont placés dans l’axe du volant dans un combiné en forme de quart de cercle qui est complété sur la droite par le haut parleur de la radio. Les tirettes de réglages de la ventilation et du chauffage sont installées sur la planche de bord à portée de main du conducteur. En 1956, les séries 210 et Bel Air reçoivent le renfort de la hardtop Sport Sedan, qui est présentée comme l’adéquation entre « les lignes jeunes d’un cabriolet, le caractère pratique d’un hardtop et le confort d’une sedan », et le Station Wagon Beauville (9 places) est décliné dans la série 210. Et en 1957, sa version Bel Air est remplacée par un Station Wagon Townsman (6 places). Le choix des couleurs est réduit à 10 teintes unies et 14 combinaisons deux tons. Les Bel Air se reconnaissent au panneau d’aluminium anodisé placé entre les deux baguettes chromées sur l’aile arrière.

Au niveau tarifaire, les Chevrolet sont moins chères, de 15$ à 300$ en fonction des modèles, que leurs concurrentes Ford et Plymouth. En 1955, les tarifs s’échelonnent ainsi de 1.593$ pour la 150 Utility Sedan à 2.571$ pour la Bel Air Station Wagon Nomad (une 210 Sedan 4 portes coûte 1.819$) et ils augmentent en moyenne de près de 20% en deux ans pour atteindre respectivement 1.885$ et 2.757$ (2.174$) en 1957. La production annuelle atteint le record de  1.703.993 unités en 1955, soit 253.510 de plus que Ford, avant de baisser de 8% en 1956 à 1.563.729 (mais avec une part de marché record de 28%) et encore de 4% en 1957 à 1.499.658 (là, Ford fait mieux avec 1.676.449 voitures). Le modèle le plus vendu (autour de 20% des ventes) est la Sedan 4 portes, en version Bel Air en 1955 puis en version 210 les deux années suivantes. Signe des temps, la part des modèles hardtop passe de 12% des ventes en 1955 (avec un coupé en deux versions) à 23% en 1957 (avec un coupé et une sedan, chacun en deux versions). Enfin, toutes versions confondues, les Sedan 4 portes représentent 45% des ventes, les Coupés et Sedan 2 portes 40%, les Station Wagon 12% et le Convertible Coupe (uniquement en version Bel Air) 3%. Pour sa part, le Nomad n’a pas un grand succès commercial, du fait d’abord que les breaks à 2 portes sont moins demandés que les 4 portes, mais aussi en raison d’une mauvaise étanchéité de la porte arrière. De plus, il est assez cher : 2.600$ à 2.700$. Fabriqué par un autre constructeur, sa production aurait été infime, mais Chevrolet réussit à atteindre le chiffre respectable de 8.386 unités en 1955, de 7.886 en 1956 et de 6.103 en 1957 (0,5% des ventes).

La Corvette en sursis.

En juillet 1956, Ed Cole remplace Tom Keating en tant que directeur général de Chevrolet, et son ami Harry Barr le remplace comme ingénieur en chef. Entre temps, les responsables de la GM avaient décidé d’arrêter la production de la Corvette et il avait fallut tout le talent de conviction de ses géniteurs, Harley Earl et Ed Cole, pour lui accorder une deuxième chance. Fin 1954, Cole y installe le V8 Turbo Fire poussé à 195 ch., mais la voiture ne convainc que 674 clients, malgré son prix abaissé de 17% à 2.934$. La cause semble perdue, mais le succès de la Ford Thunderbird (16.155 unités en 1955) incite à poursuivre l’aventure. La deuxième version de la Corvette est donc lancée en 1956. La carrosserie est fortement retouchée à l’arrière, avec la suppression des ailerons, et à l’avant, avec de nouvelles ailes dont les flancs sont creusés par une magnifique courbe qui prolonge les passages de roue. Un hardtop démontable est proposé en option. Le châssis est entièrement revu par Zora Arkus-Duntov (qui a été recruté le 1° mai 1953) ainsi que le V8 qui est poussé à 225 ch. Ainsi équipée, une Corvette passe de 0 à 100 km/h en 7 secondes ½ et dépasse 193 km/h (120 mph). Le prix est augmenté à 3.149$ et la production bondit à 3.467 exemplaires. Pour 1957, la Corvette reçoit le V8 283 sous ses 5 versions de 220 à 283 ch. Avec cette version, une Corvette passe de 0 à 100 km/h en 5,7 secondes et roule à plus de 212 km/h. (132 mph). Le prix augmente encore à 3.465$, la production atteint 6.339 exemplaires, un peu plus de 0,5% de la production totale de Chevrolet, mais Ford vend trois fois plus de Thunderbird.



[i] MacKichan (à prononcer Mac-Ki-canne) est le responsable du style de Chevrolet de 1952 à 1962 puis il rejoint Opel en Allemagne où il supervise le dessin de l’Opel GT.